Le mot de Tro /// La nouvelle en PDF !
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Premier mot

 

 

Par Thomas Burnet

 

            Lisa n’avait jamais eu l’impression que ses parents ne l’aimaient pas assez. Il est vrai qu’à trois ans, c’est une chose difficile à ressentir ; elle avait un papa, une maman et quelque chose qu’elle prenait pour de l’amour. Comme elle n’avait rien connu d’autre, il lui paraissait normal que son père préfère rentrer plus tard pour boire ses trois bières du jour avec les copains du bar que de se dépêcher de rentrer pour lui donner le bain et la nourrir, tout comme il lui paraissait normal que sa mère la claque quand elle se réveillait en pleine nuit car sa couche était trop pleine. Le reste de la famille n’était pas plus tendre avec elle, notamment à cause d’une « coquetterie » qui faisait dire à la tante Marguerite et à mamie Paule qu’elle serait tellement plus belle avec « les yeux en face des trous ».

 

            Quand son petit frère naquit, Lisa comprit que ses parents ne l’aimaient pas assez. Ce n’était pas uniquement pour la pluie de jouets et d’équipements de marque qui avaient envahi la maison, mais c’était aussi les longs moments qu’elle passait en tête à tête avec son doudou, Groby, dans sa chambre, alors que ses parents s’occupaient du bébé. Malgré son jeune âge, elle remarquait bien que son papa rentrait plutôt pour passer du temps avec Tommy, et elle entendait sa mère chanter des berceuses à son petit frère au beau milieu de la nuit.

 

            Il y avait aussi le défilé des membres de la famille : tout le monde s’était déplacé pour la naissance du premier enfant mâle de la nouvelle génération. Les rois mages avaient été clonés et n’arrêtaient plus de débarquer, les bras chargés de présents pour le petit prince. Il y avait même des personnes que Lisa n’avait jamais vues. Chacun s’extasiait sur la perfection de ses lèvres, sur la normalité de son regard, sur sa foisonnante chevelure noire de jais, sur la magnificence de ce pénis, qui allait enfin changer de toutes ces « gonzesses qui nous feraient chier à la puberté ».

 

            Il était TROP ! Trop beau, trop parfait, trop mignon, trop adorable, trop masculin… Trop ! C’était définitivement LE mot qui le définissait le mieux.

 

            Etrangement, Lisa n’éprouvait pas de ressentiment envers Tommy. Il est vrai que c’était à cause de lui qu’elle se sentait passer au second plan, mais elle savait au fond d’elle-même qu’elle y passait déjà avant l’arrivée de ce petit frère prodigue. Elle-même imitait les adultes en s’extasiant devant ce petit être et cette mystérieuse paire de pompons entre les jambes. Elle avait tellement entendu dire qu’il était trop qu’elle le surnomma ainsi. C’était Tro, son petit frère à elle. Cette invention lui valut même un bisou de sa maman la première fois qu’elle le prononça. Pas un de ces bisous bon marché dont elle avait le droit d’habitude, un vrai bisou d’amour plein de fierté, devant cette abdication du sexe faible face à la toute puissance phallique.

 

            La routine se fit ainsi : le petit roi Tom régnait sur son petit monde, n’ayant qu’à esquisser un froncement de sourcil pour obtenir une satisfaction immédiate de ses moindres désirs, ou à tordre son joli sourire pour avoir le monde à ses genoux. Il grandissait bien, et apprenait des choses qui émerveillaient toujours plus sa cour d’admirateurs.

 

            Une chose cependant emplissait de frustration ses parents : il ne se décidait pas à parler. Il émettait une bonne quantité de sons, mais rien de construit et rien qui ne pouvait satisfaire l’envie de ses parents de l’entendre les appeler « papa » et « maman » avec amour. Ce n’était pas faute de l’encourager ! Dès qu’une combinaison de sons semblait correspondre à un mot du lexique français, ils le répétaient à l’envie avec une fierté non dissimulée et l’envie indicible de se persuader que leur fils savait enfin parler. C’est ainsi qu’à un an, Tommy avait dit des « Oh », des « Ah », des « Da », mais aussi les mots « confiture », « choupette » et « kaléidoscope ».

 

De son côté, Lisa continuait son bonhomme de chemin, faisant l’impossible pour être digne de son statut de sœur de Tro. Elle s’appliquait du mieux qu’elle pouvait dans sa classe de moyenne section, et se débrouillait plutôt bien. A la maison, elle faisait souvent la classe à son frère. Non seulement elle lui racontait des histoires, lui chantait des chansons, mais elle prenait aussi le temps de lui dire ce qu’elle savait de la vie, et de le consoler quand elle le sentait triste. Elle était aussi embêtée que ses parents par son absence de parole, mais essayait de l’aider en lui expliquant les choses avec des mots simples, dédramatisant quand il n’y arrivait pas. Souvent, elle sur-articulait et lui décomposait les mots, ce qui avait le don de faire rire aux éclats le petit roi. A chaque fou rire qu’elle provoquait, Lisa ressentait une immense fierté et une décharge d’amour.

 

Les parents de Tommy arrivaient aussi à le faire rire, mais il leur fallait déployer de nombreux stratagèmes et ils n’arrivaient jamais à provoquer la même joie que lorsque c’était sa sœur qui s’y attelait. Ils étaient constamment obnubilés par cette pensée unique : Tom doit parler ; et s’il pouvait appeler ses parents, ou leur dire « Je t’aime », ce serait plus que parfait.

 

Un matin, ils étaient encore tous les deux dans sa chambre, en multipliant les situations de communication, alors que Lisa les appelait depuis plus d’un quart d’heure pour qu’ils viennent l’aider à faire fonctionner un de ses jouets. Mme Folacel parcourait la chambre de long en large ; son mari l’appelait à intervalle régulier, disant, criant, chuchotant, murmurant, déclamant, sur tous les tons possibles des « maman », d’un air de plus en plus désespéré. Il s’apprêtait à demander à sa femme s’ils pouvaient changer de rôle, lorsque Lisa apparut dans l’entrebâillement de la porte. Elle avait à la main le jeu qui lui résistait, ayant compris que si ses parents ne venaient pas, il lui faudrait venir les chercher chez le roi Tro. C’est alors que le petit seigneur de la maison écarquilla les yeux. Il leva un doigt vers sa sœur et déclara : « ZA ».

 

Mme Folacel stoppa la course folle.

 

Il répéta : « ZA ».

 

Monsieur Folacel resta bouche bée et blêmit.

 

Tro commença à tordre sa jolie petite frimousse lorsqu’il cria un troisième « ZA ». Un sourire de fierté apparut sur le visage de la petite fille.

 

« Et bien ma pauvre Lisa, tu n’entends pas que ton frère t’appelle ?! Va le voir tout de suite ! »

 

Lisa n’obéit pas à sa mère, elle répondit à l’appel de son frère. Elle s’approcha tout doucement de son petit Tro, posa sa petite main sur la joue du jeune garçon qui se calma instantanément.

 

« Qu’est-ce qu’il y a petit Tro ? »

 

« Za ! T’aime ! ZA ! T’AIMMMMMME ! »

 

Lisa avait compris depuis bien longtemps que ses parents ne l’aimaient pas autant qu’ils aimaient son petit frère, mais lui l’aimait plus que ses parents… et ça suffisait à faire d’elle la petite fille et surtout la grande sœur la plus heureuse du monde.

 

 

 

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