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Lutte des classes

 

 

Par Thomas Burnet

 

« Antoine de Pompadour regardait le paysage défiler l’air morne et dépité. Toutes ces vaches, tous ces champs, toute cette nature qui l’émerveillaient tant d’habitude, aujourd’hui l’ennuyaient profondément.

 

Tout avait commencé par une erreur idiote de sa secrétaire, Rosy Moury. Cette petite sotte avait oublié de réserver son billet de train pour qu’il puisse se rendre au congrès général du Lions Club, à Toulouse, en plein pont du 1er mai. En tant que président de la

délégation rambolitaine, cela aurait fait désordre qu’il ne s’y rende pas. Il avait donc dû, lui-même, s’en charger la veille de son départ, en se rendant à la gare de Rambouillet et apprendre, dans une stupéfaction désarmante, de la bouche du guichetier, qu’il n’y avait plus de place en première classe. Du fait d’une nouvelle éruption volcanique islandaise, le trafic aérien européen était bloqué et la conséquence était un report massif des voyageurs aériens vers le rail ; ainsi, la veille du départ, un grand nombre de trains affichaient complets. Il avait donc le choix entre le train de 15h34 et celui de 21h12. Pour ce dernier, le trajet se faisait en train couchette et Antoine de Pompadour détestait cela au plus haut point ; il ne pouvait supporter ni les couchettes, ni les sanitaires publiques et encore moins cette promiscuité nocturne avec autant d’inconnus vulgaires.

Accoudé à la fenêtre, le regard perdu sur la vitre sale et rayée, il fit la moue en se rappelant ce triste point de départ. Obligé de voyager en seconde classe ! Au milieu des enfants et des prolétaires, pendant près de 6 heures… Tel le Christ portant sa croix, lui aussi vivait le martyr !

 

Il aurait pu en profiter pour s’évader en compagnie de Jean-Jacques Rousseau grâce à la découverte de l’anthologie qu’il venait de s’offrir, publiée le mois dernier chez Gallimard, commentée par le célèbre Jean-Michel Leuger de Blouin, mais il l’avait oubliée sur son bureau, trop occupé à sermonner Mademoiselle Moury sur l’importance de bien faire les tâches qu’il lui assignait et sur l’incertitude de son avenir à son service.

 

Antoine de Pompadour sortit sa montre à gousset et constata avec un désarroi à la mesure de son ennui qu’ils n’avaient quitté Paris que depuis une heure, alors que lui avait l’impression d’avoir déjà subi les quarante jours et les quarante nuits du déluge de Noé.

 

De plus, ce fauteuil de seconde classe n’était vraiment pas confortable : ses jambes repliées fourmillaient et l’étroitesse du fauteuil l’enserrait. Sans compter ses voisins de voyage : une femme et ses deux enfants qui découvraient le train. Si la progéniture avait été à peu près sage pendant cette première heure, on sentait qu’à l’excitation de la découverte s’ajoutait des pointes d’impatience et d’ennui « Maman, c’est quand qu’on arrive ? », « Oh ! Attention ! Le vigile va passer », « Maman, tu m’accompagnes aux toilettes », « Hé, regarde, mon accoudoir se lève » (au passage, notre pauvre Antoine de Pompadour reçut ledit accoudoir dans les côtes, et, malgré les regards insistants de notre gentleman face à cette incivilité, la mère n’obligea pas son fils à présenter ses excuses. Il tenta par la suite de se racler la gorge, mais ce fut tout aussi inefficace).

 

Il n’y avait rien à faire… Antoine de Pompadour était contaminé par l’ennui. Cet ennui las et latent, qui agace et paralyse la pensée. Il vécut une nouvelle journée d’ennui en l’espace d’une malheureuse petite demi-heure et avait envie, lui aussi, de demander à la mère de famille, avec cette voix enfantine et nasillarde qui résonnait à son oreille comme le couac qu’avait fait le troisième violon de l’orchestre de Pierrick de Saint-Ouen dans la 9ème Symphonie de Beethoven lors du concert du samedi 30 avril dernier : « C’est quand qu’on arrive ? »

 

Soudain, il eut une idée. Une idée un peu folle certes, mais dès l’instant où il la conçut, il ne put penser à autre chose.

 

Il demanda au jeune homme de le laisser passer, gagna l’allée, attrapa sa sacoche de voyage, remonta lentement le wagon. Il arriva à une porte en verre semi-teinté, qu’il actionna en poussant la poignée vers la gauche. Les deux battants se séparèrent et coulissèrent dans un bruit mécanique. D’un pas timide, surveillant la porte du bout du wagon qu’il venait de quitter, et celle placée à l’autre extrémité de celui dans lequel il venait d’entrer, il pénétra en première classe, avec discrétion, comme si le sol était équipé d’une alarme repérant les personnes munies d’un ticket de seconde classe. Il fut stupéfait en constatant que tous les sièges étaient occupés. Personne aux sanitaires ou en train de se dégourdir les jambes… C’était inédit ! Agacé, ne prenant plus aucune précaution, il accéléra, ouvrit encore trois autres portes avant de retrouver un autre wagon de première classe. Il respira de nouveau en voyant que dans celui-ci certains sièges avaient été désertés par leurs occupants, des individus d’une plus grande valeur, sûrement désireux de satisfaire un besoin naturel au wagon restauration, en dégustant un bon cognac ou un scotch dans l’espace réservé aux passagers importants.

 

Il trouva deux sièges vacants en face à face. Il s’approcha doucement et s’assit subrepticement sur le plus proche. Au moment où son séant toucha la douceur du coussin du fauteuil, une vague de bien-être l’envahit. Ses muscles se détendirent, sa respiration se calma et il put s’allonger contre le dossier dans un petit râle de plaisir. Il étendit ses jambes en souriant. Il était bien. Là, il était bien. Il repensa au verre de Scotch et sentit presque le gout tourbé de sa bouteille préférée. Une torpeur paisible s’empara de lui. Il fouilla rapidement dans la poche avant de sa sacoche et en tira un masque de nuit. Il n’était que dix-sept heures vingt-deux, mais il posa son masque sur les yeux, se cala sur l’appui-tête et se laissa emporter dans les bras d’une Morphée première classe.

 

Il était dans un nuage de volupté : son esprit, enfin au repos, se détendait. Il rêva. Il fit des rêves à la hauteur de son rang. Il était commandant d’une armée : Napoléon qui conquérait l’Europe, et puis Charles Martel qui repoussait l’invasion arabe. Il remontait les Champs Elysées, victorieux ; il était acclamé, il était honoré, il était salué. Il devint Mozart, au sommet de sa gloire, il jouait la marche turque sur une scène, éclairé par une simple bougie, mais télédiffusé sur écran géant dans toutes les capitales mondia…

 

Soudain, on le bouscula. Dans un sursaut, il ouvrit les yeux et enleva son masque de nuit. D’abord ébloui par la brusque lumière du soleil qui éclairait son visage, il ne comprit pas ce qu’il voyait. Il se frotta les yeux et découvrit deux hommes manifestement mécontents, tenant des bouteilles à la main et une femme en uniforme, coiffée d’un képi, une poinçonneuse à la ceinture. Il lui fallut quelques secondes pour comprendre pourquoi ces gens avaient osé le réveiller en pleine sieste réparatrice.

 

« - Ca va, tranquille ? » commença un des hommes, vêtu assez modestement.

 

« - Euh… Bonjour Messieurs. » Antoine de Pompadour se leva timidement. « Mes hommages, Madame. Antoine de Pompadour. Je vous présente mes excuses pour avoir emprunté votre siège pendant que vous étiez partis vous détendre un peu.

 

- Qu’est-ce que tu racontes ??? » Reprit l’autre homme, tout aussi énervé. « On était partis pisser et prendre une bière et t’en profites pour venir piquer un somme à notre place. Tu te crois où ? »

 

- Ouais, essaie pas de nous embrouill...

 

- Calmez-vous messieurs. » Coupa la contrôleuse. « Monsieur, avez-vous…

 

- Monsieur Antoine de Pompadour.

 

- Oui, si vous voulez, Monsieur de Pompadour, avez-vous votre titre de transport sur vous ? »

 

Antoine de Pompadour était maintenant bien réveillé et savait qu’avouer la vérité équivaudrait à un retour direct dans l’enfer de la seconde classe. Il fallait trouver quelque chose, et trouver vite.

 

- Alors, vous allez rire… » Il ricana doucement, mais aucun des trois autres ne se dérida. « Je me suis levé tout à l’heure pour aller soulager un besoin naturel aux sanitaires…

 

- T’es allé pissé oui, et … » le coupa le premier homme.

 

- Oui, on peut aussi le dire ainsi. Alors, et c’est là où c’est assez cocasse, j’avais… euh… j’avais fini de … me … enfin j’avais effectué ma miction, et j’ai éprouvé le besoin impérieux de vérifier l’heure d’arrivée de notre train à Toulouse. Et ce avant même d’avoir actionné la chasse. » Il se força à rire : « Je vous l’ai dit c’est assez inénarrable ! » Devant le silence de ses interlocuteurs, Antoine de Pompadour cessa son rire et continua : « Le… Il y a eu une secousse, mon billet m’a échappé des mains et a atterri dans la cuvette. Dès lors, comme il était couvert d’urine, je ne pouvais plus le récupérer, vous comprenez bien…

 

- Alors, comme tu n’avais plus de billet, tu t’es dit que tu allais piquer nos places ! Tu nous prends pour des cons. Greg, je crois que cet enfoiré nous prend pour des cons.

 

- A nouveau, je vous demande de vous calmer messieurs ou je vais appeler un de mes collègues. » reprit la contrôleuse. Monsieur de Pompatour, …

 

- Pompadour. Antoine de Pompadour madame.

 

- Oui, peu importe.

 

- Ah, Madame, je ne vous permets pas. On ne peut pas écorcher le patronyme des gens, sinon, autant tous nous appeler Dupond ou pourquoi pas Bidule ! » Antoine de Pompadour rit de nouveau, mais décidément, ces individus n’étaient pas du tout réceptifs à ses mots d’esprit.

 

- Monsieur de Pompadour, votre histoire, aussi peu crédible qu’elle soit, ne nous explique pas pourquoi vous avez pris la place de ces voyageurs ?

 

- Ah… Oui… Euh… Alors… pourquoi ai-je emprunté ces places ? Et bien… C’est une bonne question, et je vous remercie de la poser, parce que sa réponse serait utile pour vous expliquer pourquoi je me trouve à la place de ces honnêtes voyageurs… » L’imagination d’Antoine de Pompadour fonctionnait à plein régime pour tenter de trouver une explication plausible, qui lui éviterait un déclassement. Mais sa réflexion était perturbée par cette question dont il n’avait pas encore trouvé de réponse : comment des hommes d’une aussi grande vulgarité avaient pu obtenir des billets de première classe alors que lui avait été relégué avec le petit peuple ?

 

- Si vous voulez, je lui pète la gueule et ça va lui revenir pourquoi qu’y nous a piqué nos places » proposa le second voyageur.

 

- Non, non, je pense que Monsieur de Pompadour a une explication et qu’il va nous la fournir tout de suite…

 

Antoine de Pompadour tenta une autre approche.

 

« - Alors, voyez-vous, je suis président de la délégation rambolitaine du Lions Club et je dois me rendre au congrès annuel qui a lieu à Toulouse cette année. Je ne sais pas si vous connaissez le Lions Club… Ce sont des hommes, des bienfaiteurs, qui souhaitent généreusement offrir leur temps et leurs importants moyens financiers pour venir en aide à des pays en voie de développement, comme par exemple, en les aidant à construire des puits ou en organisant des récoltes de paires de lunettes usagées…

 

- MAIS POURQUOI T’AS PIQUE MA PLACE ???!!! »

 

Maintenant, l’ensemble des passagers du wagon s’étaient retournés et suivaient avec attention cette altercation, espérant secrètement qu’ils en viendraient aux mains et qu’il y aurait du sang.

 

Antoine de Pompadour, ne voyant pas d’autre issue, se vit contraint d’avouer.

 

- Alors… en fait… je vais tout vous dire. Ma sotte de secrétaire… »

 

Traversé par un nouvel éclair de folie, il saisit sa sacoche de voyage, bouscula la contrôleuse qui tomba sur les deux autres voyageurs et s’enfuit par la porte qu’un autre voyageur venait d’ouvrir. Il renversa plusieurs valises sur sa route et profita de plusieurs portes ouvertes par d’autres passagers. Il finit par avoir un wagon d’avance et, après quelques minutes de course effrénée, il s’assit sur un siège laissé libre à l’entrée d’un wagon seconde classe. Il tenta de calmer sa respiration, et se colla le plus possible contre son siège. Quelques secondes s’égrainèrent comme des heures avant qu’il n’entende du bruit de là où il venait. La contrôleuse et les deux voyageurs passèrent en courant sans le voir, prenant en chasse un autre homme que le hasard avait vêtu lui aussi d’un pull vert et qui traversait le wagon suivant. Dès qu’ils furent passés, il se leva et repartit en sens inverse avant que la porte ne se referme. Il entra dans des sanitaires, ôta son pull vert et sa chemise blanche, les glissa en boule dans sa sacoche, et enfila son polo marron et chaussa ses lunettes de lecture pour éviter d’être reconnu par d’éventuels passagers. Il traversa ensuite le train dans le sens inverse, croisant d’autres contrôleurs qui cherchaient un quadragénaire au pull vert. Il s’arrêta au wagon restaurant laissant ainsi une quinzaine de wagons depuis l’endroit où il avait semé ses poursuivants.

 

Il commanda un Scotch et, à défaut de pouvoir prétendre à une place dans l’espace des voyageurs importants, il s’installa à une table qui lui permettait d’être dos à l’allée.

Pendant près d’un quart d’heure, il sourit en dégustant son verre, porté par l’excitation de l’adrénaline qui le parcourait encore et qui lui rappelait ses espiègleries d’enfance.

 

Son train entra en gare de Montpellier et s’y arrêta. Sans réfléchir, Antoine de Pompadour descendit et décida de finir le trajet en taxi ; au moins, il serait seul et finirait son trajet tranquillement.

 

Plus tard, à Toulouse, lorsque le président de la section perpignanaise du Lions Club le retrouva et lui demanda, comme il le faisait à chaque fois « Avez-vous fait bon voyage mon cher Antoine ? », Antoine de Pompadour laissa un temps avant de répondre. Une lueur éclaira ses yeux, il repensa avec plaisir à son aventure ferroviaire et mentit : « - Oh oui, vous savez… Il ne se passe jamais rien de très palpitant lors de ses voyages en train. »

 

FIN »

 

« - Elle est très bien ta nouvelle.

 

- Merci beaucoup.

 

- Mais…

 

- Ah zut, je me disais bien…

 

- Non, non, elle est vraiment très bien. Mais c’est ta nouvelle pour le concours de Viroflay ?

 

- Oui.

 

- Tu t’es trompé de thème…

 

- Non, tu m’as bien dit que c’était « Train d’ennui ». Alors ça commence avec quelqu’un qui s’ennuie et après, il a des ennuis. En plus ça fait un jeu de mots, c’est rigolo !

 

- Ah non, ce n’est pas du tout ça ! C’est pas « Train d’ennui », c’est « Train de nuit »…

 

- Ah… euh… Zut…

 

- Tu ne peux pas la réécrire dans un train de nuit ?

 

- Ben non, Antoine de Pompadour a dit qu’il n’aimait pas ça…

 

- Il ne peut pas faire un effort ton Antoine ?

 

- De Pompadour. Antoine de Pompadour, il y tient… Mais de toute façon, non. Tu ne le sais pas, mais quand un personnage a décidé quelque chose, c’est très difficile de le faire changer d’avis…

 

- Si tu le dis… Mais tu ne peux pas l’envoyer comme ça ta nouvelle ! »

 

MGNIT réfléchit un instant.

 

« - Attends, j’ai une idée… :

« FIN

 

 

Et, alors qu’il porta à ses lèvres un verre de Cognac, Antoine de Pompadour se dit qu’il serait peut-être amusant de prendre un train de nuit pour le retour… »

 

FIN.

 

« Ah oui, là c’est mieux… »

 

 

 

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