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Les Couleurs de ma Vie

 

Par Thomas Burnet

 

Assassin : " qui commet un assassinat "

Meurtrier : " qui a commis un meurtre "

Assassinat : "  Homicide volontaire "

Meurtre : " Homicide volontaire "

Assassin : "  Qui assassine "

Meurtrier : "  Qui cause la mort "

Assassiner : " tuer avec préméditation "

Mort : " Fin de la vie "

Tuer : " Causer la mort "

Vie : " Phénomènes assurant l'évolution des organismes animaux et végétaux depuis la naissance jusqu'à la mort "

 

                                                                                  Petit Larousse illustré, 1989

 

Je suis une femme. Ou alors un homme. Peu vous importe.

 

Un jour, un matin, j'ai perdu quelqu'un de cher à mon cœur. Qui est-ce ? Mon fils, ma sœur, ma mère, mon mari. Peu vous importe.

Un jour, ce matin, cet être est mort. La vie a cessé en lui, comme la trotteuse d'une montre qui s'immobilise.

Un jour, quelque part, j'ai perdu une partie de ma vie. Un jour sur cette Terre, un homme a mis fin aux jours de mon ami.

 

Personne ne punira cet acte.

 

Personne ne punira cet acte parce qu'il a été organisé officiellement.

Personne ne punira cet acte parce que son acteur ne s'appelle pas meurtrier.

Avant, on le nommait " Bourreau ", on lui réservait son pain à la boulangerie.

De nos jours, c'est un gardien ou une équipe médicale. Peu vous importe. Peu m'importe.

 

Un être auquel je tenais a commis une action. Des gens le haïssent.  Je le sais. Une mère, un époux, une fille ou un frère ont ressenti ce que je ressens.

La perte d'un être cher blesse. Mon ami est parti : plus jamais il ne me dira qu'il m'aime ; plus jamais il ne me dira que je suis la meilleure chose qui lui soit arrivée ; plus jamais il ne me serrera dans ses bras...

 

Mon ami a tué. Mais pourquoi lui appliquer ce qu'on lui reproche ? Pourquoi ce gardien, cette équipe médicale le tue, sans qu'on ne dise rien ? Pourquoi personne ne me prend dans ses bras pour me réconforter ?

 

Deux personnes sont mortes. Deux mères pleurent. Deux frères sont tristes. Deux filles ne comprennent pas. Deux épouses deviennent veuves. Veuves de la haine, de la violence et de la peur. Veuves de vengeances.

 

Mon ami ne méritait pas de mourir : il a pris la vie, il doit payer cela. Mais qui connaît la valeur d'une vie ? Est-ce de l'argent ? Une vie ? Un sourire et du pardon ?

 

Je ne sais pas. J'ai changé de camp au fil de ma vie et je sais que cette épreuve est dure à vivre.  Dure est un euphémisme. Mais, ce que je sais, c'est qu'il y a une possibilité pour que la haine se transforme en sourire, en pardon...

 

J'ai retrouvé des traces, des feuilles, des mots... Il n'y en a pas beaucoup, mais je crois que ces paroles venues du passé peuvent vous faire comprendre ce que je ressens...

Merci de prendre le temps de les lire.

 

                                                                                                          P.L.

                                  

Couleur Sombre Claire

 

Mourir,

Ces sept lettres voguent dans ma tête. Elles ne me quittent plus, jour et nuit, nuit et jour, de toute façon le temps n’est plus rien pour moi. Je sais que je vais

Disparaître,

Je crois que c’est le mot approprié. De toute façon, c’est déjà fait : des encarts dans le journal pendant un mois, puis le néant, le vide. Pas de visite, pas courrier, je n’ai même plus de nom. Juste un autre encart, et peut-être même une page, dans quinze jour, quand je vais

M’endormir éternellement,

C’est maintenant ma destinée ; partir, m’endormir, ne plus jamais me réveiller. C’est facile, c’est comme dans mon lit. Juste une piqûre, une trentaine de regards remplis de haine, une voix grave, monotone, mais pleine de reproches et de dégoûts, et je partirai. C’est comme une anesthésie, je m’en souviens, une fois, quand j’étais petit, j’ai eu une anesthésie, il y a longtemps. Sauf que là, je vais

Cesser de respirer,

Mon cœur va cesser de battre la mesure ; la fin de la symphonie approche, le maestro va pouvoir se reposer, enfin. Mais cette musique qui s’accordait tellement aux autres. Vais-je manquer à quelqu’un, vais-je perdurer dans les mémoires ? Va-t-on m’enterrer ou me brûler ? Tiens, c’est vrai ça. Que fait-on des corps de ceux que l’on exécute ? Quelqu’un viendra-t-il fleurir ma tombe tous les 1er novembre ? Je crois que des gens sont payés pour ça. Peu importe, je suis

Condamné à mort !

 

Dégradé 1

 

 

           Oui, je me souviens très bien de l'époque où j'ai entendu cela pour la première fois. C'est mon grand frère qui l'a dit. Il devait jouer sur une scène de théâtre le Dernier jour d'un condamné, alors il répétait, dans sa chambre : " Condamné à Mort ! Voilà cinq semaines que j'habite avec cette pensée, toujours seul avec elle, toujours glacé de sa présence, toujours courbé sous son poids !". Il y mettait tout son cœur, toute son âme. C'était sa première pièce. Mon frère avait dix-sept ans, était passionné de théâtre et Victor Hugo était son poète préféré.

Oui, je me souviens de l'insouciance avec laquelle je me promenai alors dans toute la maison, en criant "  Condamné à mort ! Condamné à mort ! " toujours de plus en plus fort. Puis, je pris la ceinture de mon costume de Superman, me  postai sur la table de la salle à manger, au-dessus de laquelle se trouve le grand lustre, très ancien selon mon père. Je m'enroulai la ceinture autour du cou et, en levant mon petit bras vers le lustre, je me pendis, en lâchant dans un râle :         " Condamné à mort ! ". Sur ce, ma mère arriva, intriguée par mon silence, et se jetant sur moi, elle me dit : " Non mais ça va pas Billy. Tu es fou, tu vas non seulement te faire mal, mais aussi casser le beau lustre de Grand Papa !!! ".

            Mon premier contact avec ce monde fut un peu rude, et mes fesses en gardent un très mauvais souvenir. Mais c'est de loin le souvenir que j'aurais préféré en garder.

 

            Je m'appelle Billy et c'est la seule chose que vous avez besoin de savoir de mon identité. J'étais comme tous les enfants, un peu insouciant, un peu facétieux, un peu gamin, et terriblement naïf. Mon âge a peu d'importance, mais sachez que les autres enfants avec lesquels je devrais être en train de jouer sont différents de moi. Peut-être.

 

Dégradé 2

 

            Peu importe le pays où je vis, peu importe la ville où se trouve ma maison, mon frère est mort. C'est arrivé hier, sans que je m'en aperçoive. Il était là, il n'y est plus. Hier, il vivait, hier, il a été tué. Peu importe les circonstances de sa mort, un homme a volontairement ôté la vie à mon frère et je ne sais que dire, sinon que je le hais. La police ne l'a pas encore attrapé, mais c'est une question d'heures, ils pensent l'avoir localisé. Je ne sais pas ce qu'il se passe lorsque quelqu'un tue une autre personne ; on l'enferme à vie, on lui lobotomise le cerveau, je sais pas, on le tue ?

            Mes parents sont effondrés et je ne peux les consoler, je suis trop jeune pour ça. Alors je fais de petites choses : je prépare les repas, demain, je ferai les courses. Ça m'occupe. Ça me fait penser à autre chose. Mais au final, je passe devant la chambre de mon frère et je finis sur son lit, à pleurer, à me vider de toutes les larmes de mon corps, à le regretter. Il est vrai que, quand quelqu'un meurt, on ne se souvient que des bons moments que l'on a passé avec lui, jamais on ne pense aux mauvais ; peut-être que ça viendra avec le temps.

 

            Cela fait deux jours que mon frère est mort, et ma mère ne s'est toujours pas arrêtée de pleurer. Des gens sont venus, j'en connaissais certains, ils nous ont offert leurs condoléances, nous ont promis leur soutien, et sont restés pleurer quelques instants avec nous. Je ne sais pas si ça fait du bien, mais mes parents paraissaient soulagés. Mon père m'a dit que je ne retournerais à l'école qu'après-demain, car il pense que la mort de mon frère ne doit pas avoir d'influences négatives sur mes résultats scolaires : plutôt difficile à croire.

            Je sors souvent, car j'ai ce besoin inexplicable de m'aérer. Je marche dans les bois, rêvassant, et quand je reviens à moi, je suis déjà loin de mon chemin. Alors, je fais demi-tour et quand je rentre, ma mère me prend dans ses bras et me dit qu'elle était folle d'inquiétude, j'étais parti trois heures.

 

            Voilà une semaine que mon univers a été bouleversé. Au collège, tous les copains étaient gentils, même ceux qui n'avaient aucune raison de l'être. A midi, j'ai raconté à mes deux meilleurs amis les quatre jours que j'avais passé à la maison, et quand j'ai pleuré, ils m'ont pris dans leurs bras. Ça fait du bien de pleurer dans les bras de quelqu'un.

 

Dégradé 3

 

            On a arrêté l'assassin de mon frère, peu importe son nom : c'est un être humain qui a des parents, tout comme moi ; c'est un être humain qui a des amis, tout comme moi ; c'est un être qui respire, tout comme moi ; c'est un être inhumain qui a commis un acte de barbarie, sur mon frère.

Il ne mérite plus de vivre. Cette phrase, je l'entends à longueur de journée, c'est ma mère qui la dit, mon père ne fait que l'approuver. Elle a toujours été comme ça ma mère, disant des choses pleines de sens et très engagées, mon père approuve. Il parle beaucoup moins, mais quand il le fait, ça me fait du bien.

 

Dégradé 4

 

Dans les journaux, depuis une semaine, on ne voyait que des photos de mon frère, c'est pour ça que je ne sors que dans les bois. A la télé, il y a eu des reportages, des messieurs avec des caméras ont même voulu venir chez nous, pour nous interroger. Je ne sais pas pourquoi Papa les a renvoyés, moi je voulais bien passer à la télé. Y a même un monsieur qui voulait nous inviter dans son émission, mais là encore, Papa s'est fâché.

Aujourd'hui, je me suis risqué dans un Relais H, près de chez moi, et plus rien : La société a fait son deuil et elle est passée à autre chose.

 

Avant-hier, alors qu'il était minuit, je ne dormais pas. Mais de toute façon, personne ne dormait dans la maison. Comme souvent, tout à coup, j'entends des bruits dans les escaliers, alors je rentre la tête sous la couette, laissant juste un petit espace pour voir qui rentre dans ma chambre, pour voir le visage du monstre qui tue les gens. Mais personne ne rentre. La porte de la chambre d'à côté couine, quelqu'un y rentre, s'assied sur le lit qui grince, et y verse toutes les larmes de son corps. C'est ma mère qui va encore s'endormir sur le lit de mon frère, elle va s’endormir d’avoir trop pleuré.

Mais cette fois-ci, d’autres pas effectuèrent le même trajet et la porte de la chambre de mon frère couine à nouveau. C’est mon père qui la rejoignait pour l’encourager à venir dormir avec lui. Mais elle ne lui laissa pas le temps de le dire : « Jim, ce n’est pas possible. Comment cela a pu arriver ? Celui qui a fait ça ne mérite pas de vivre. Notre fils n'avait rien fait, et lui, il l'a tué de sang fr... » Le reste de ce mot partit avec les sanglots de ma mère et leur discussion s'arrêta pendant quelques minutes. Seul, dans mon lit, je sentis des larmes affluer au bord de mes yeux, et je serrai plus fort le vieil ours en p'luche que mon frère m'avait offert un jour, je ne sais plus quand. Je pleurai ainsi, en silence, seul.

            Quand leur discussion reprit, je contrôlai tant bien que mal mes larmes et écoutai :

«  - Ecoute-moi Renée, notre fils a été tué, son assassin a été pris, et il a avoué. Bien sûr, il va être jugé, il va être condamné, à mourir peut-être, mais il va payer pour cela. Ceci dit, demain ont lieu les funérailles de notre fils, et il va falloir être forts. Cela est important car, comme quand il est venu à la vie, nous devons l'accompagner, et seulement après cet acte d'hommage, nous le laisserons, car peu importe où il est, je suis sûr qu'il est heureux.

- Il me manque quand même terriblement, et je ne sais pas si je pourrais, un jour, retrouver ma joie de vivre. IL n'est plus là, Jim.

- Je sais, mais viens, il faut dormir. Demain sera une dure journée. »

 

Dégradé 5

 

            En effet, le lendemain fut une rude journée : ce fut l'enterrement de mon frère. Le matin, je m'habillai de noir, plus pour être dans la norme que par conviction ; mais comme ça, j'avais l'impression de rendre hommage à mon frère. Mon père, malgré mes protestations, m'envoya au collège pour la matinée. En arrivant dans la cour, une des filles de 3ème, me dit pour plaisanter :  « Pourquoi t'es en noir petit ? t'as perdu quelqu'un ? ».  Elle avait manifestement passé la semaine plongée dans ses magazines ou sur une autre planète ; je lui répondis, en forçant autant que je pouvais ma petite voix aiguë " Oui ". Elle baissa les yeux, murmura un " désolé ", et partit rejoindre ses copines, pour leur faire part de son misérable scoop.

            A part ce fait divers blessant, la matinée passa comme un train qui ne s'arrête pas à votre gare. Je rentrai déjeuner chez moi, ma mère et sa cousine parlaient dans une des chambres pendant que mon père et des membres de la famille préparaient l'" après enterrement ". Je ne pus avaler grand chose, et comme personne ne s'était aperçu de ma présence, je partis une demi-heure dans les bois. Là, je me demandai où était mon frère, s'il était encore conscient, s'il était heureux. C'est bizarre, depuis, qu'il est... vous savez... et bien je lui parle souvent, il est comme mon ange gardien, c'est bien d'avoir un ange gardien. Ce qui est bien avec mon frère, c'est qu'il me dit s'il m'entend : quand il m'entend, dans les bois, il envoie un bel oiseau noir, ainsi je sais qu'il est près de moi ; et même si ce n'est que le hasard, je préfère croire que c'est mon frère.

            Quand je suis rentré, mon père m'a dit de manger, mais il n'a pas attendu ma réponse, il était déjà passé à autre chose. Quand tout fut prêt, il disparut, pour ne revenir qu'au bout d'un quart d'heure, les yeux rouges et mouillés ; il dit qu'il avait fait la poussière, mais personne n'avait l'air de le croire.

            L'enterrement eut lieu dans l'église où mon frère et moi avons été baptisés, j'aime cette église, et je me suis senti fier que cette cérémonie ait eu lieu là. Parmi les gens qui assistaient à la célébration, je reconnus mes tantes, mes oncles, mes grands-parents, mes cousins et cousines, quelques amis de la famille, mais une grande partie des visages n'avaient, pour moi, aucun nom. En sera-t-il ainsi à mon enterrement : y aura-t-il tant d'inconnus ? Tant de personnes qui ont juste vu mon nom sur un bout de papier ? Des personnes qui diront que je suis irremplaçable et qui ne sauraient me reconnaître ? J'espère que non.

            Le prêtre qui prononça la messe était celui qui m'avait baptisé. Il y avait de l'émotion dans sa voix et, à plusieurs reprises, des personnes de la famille éclatèrent en sanglots. Des personnes lurent des poèmes, et toutes se mirent à pleurer au beau milieu, sauf cette petite fille qui ne devait ni connaître mon frère, ni comprendre ce qu'elle lisait. Un des amis de la tante du côté de papa filmait la cérémonie, je me demande encore pourquoi.

            A un moment, on me dit de me lever, et d'imiter les autres gens, alors je m'approchai du cercueil clos, j'agitai un petit réceptacle et je retournai m'asseoir, en n'oubliant pas de faire un léger baiser sur la joue de ma mère, qui, une fois de plus était en larmes. Elle me sourit, avec sincérité, et explosa dans mes bras.

            La fin de la messe ne fut pas très originale, et nous finîmes par nous rendre au cimetière.  Je n'oublierai jamais ce que je ressentis lorsque les monsieurs ont fait descendre le cercueil de mon frère : c'est dur à décrire. Je voyais les cordes doucement se dérouler, j'aurais voulu descendre avec lui, ouvrir le cercueil, et presser encore une fois le corps froid de mon frère contre le mien. Je ne voulais pas le laisser partir et je fondis en sanglots. Mon père me prit dans ses bras, mais je m'aperçus que c'était pour mieux pleurer. La journée s'acheva à cet instant pour moi, la vie me quitta pour un moment : je rentrais à pied, mais je ne marchais pas ; je dînais, mais je ne mangeais pas ; j'entendais, mais je n'écoutais pas. Quelque chose au fond de moi s'est éteint, un homme m'a volé une partie de moi, et je ne sais pas si je la retrouverais un jour.

 

Dégradé 6

 

            Il y eut une enquête de police, mais tout fut très vite bouclé ; le procès commença deux mois après la mort de mon frère, une attente exceptionnellement courte, selon mon père. Durant ce temps, à la maison, une triste routine s'était mise en place : ma mère ne me lâchait plus, ne me permettait plus de sortir, mon père discutait parfois avec moi, mais la disparition de son fils l'avait beaucoup touché. Le procès de l'assassin de mon frère redonna de la matière aux journaux et à la télé, et il était prévu qu'il dure un mois.

            On m'a permis d'assister au procès, peut-être pour que je ne fasse pas la même chose, peut-être pour que je haïsse encore plus l'assassin de mon frère. Si c'était là le but de mes parents, ils avaient en partie réussi : je haïssais bien quelqu'un, mais c'était le monsieur qu'on appelait avocat, drôle de nom pour un si piètre personnage. Cet homme, habillé dans une espèce de longue robe noire de carnaval, défendait avec la plus grande ardeur l'homme qui a, volontairement, mis fin aux jours de mon frère. Et ça j'ai vraiment du mal à le comprendre. Le nôtre d'avocat, il est gentil parce qu'il nous défend, et que nous, on n'a rien fait de mal. Après la première journée, hier, il a passé toute la soirée à discuter avec papa, je ne sais pas de quoi, mais quand je me suis levé pour aller aux toilettes, il ne faisait que partir, il devait être au moins une heure du matin.

 

            Là, on est le matin, et je peux pas dormir : les images de cette journée sont ancrées dans ma tête et je les vois dès que je ferme les yeux. Je ne peux plus dormir, je ne peux plus me reposer, j'imagine cet homme, tuant mon frère ; j'imagine cet homme, une ombre derrière chacun d'entre nous, une épée prête à s'enfoncer en nous à chaque instant, un danger contre lequel on ne peut rien, un danger tout puissant. Et je ne comprends pas. Comment un homme peut-il ôter la vie à un autre homme ? Quel but ? Quel intérêt ?

            Demain, le procès va continuer. Je vais faire exprès de pleurer, parce que je ne veux pas y retourner. Je veux que tout redevienne normal, je veux pouvoir voir mes copains, je veux pouvoir sortir dans les bois, je veux faire des jeux avec mon papa et ma maman, je veux pouvoir aller faire un câlin à mon frère, parce que, en fait, il me manque mon frère...

 

Dégradé 7

 

            Ça y est. En une semaine de procès, le meurtrier de mon frère a été reconnu coupable : il est condamné à mourir. Bien fait pour lui. Il va être tué dans huit ans. Ça fait long, mais comme ça il va quand même souffrir, seul, entre quatre murs, dans une petite pièce, exclu du monde, maltraité par les gardiens, nourri avec de la mauvaise nourriture, n'attendant autre chose que sa mort, obligé d'être sale, de ne plus voir les gens qu'il aimait, comme moi je ne peux plus voir mon frère : il le mérite… le pauvre…

 

                                                                                                                                                   

Couleur Pâle

 

J’habite une maison vide.

Une maison remplie de toutes choses,

Des choses du passé, des souvenirs comme on dit.

 

J’habite une maison où plus personne ne ferme les portes des chambres,

Car plus personne ne vit dans ces chambres,

A part des ombres, des fois.

 

J’habite une maison froide.

Car elle est vide,

Car on l’a abandonnée.

 

J’habite une maison sombre.

Où plus aucune lumière ne luit,

Où plus aucun espoir n’existe.

 

Elle est quelque part, ma maison.

Mais je ne sais plus où,

J’ai perdu la carte.

 

J’habite une maison vide.

Une maison remplie d’invisible,

J’habite un esprit vide,

Mais je ne sais plus où¼

 

Dégradé 8

 

            J'ai grandi. Quatre ans ont passé depuis la condamnation à mort de l'assassin de mon frère ; je le sais, je tiens un calendrier. Il paraîtrait que je ne suis plus un enfant ; les gens, maintenant, me disent adolescent ; s'ils le disent…

            Hier, en cours, quelque chose a réveillé ma douleur : notre stupide prof de français nous a annoncé la prochaine œuvre étudiée : Le dernier jour d'un condamné de Victor Hugo.

Comme si, chez les Français, il n'y avait pas d'autre œuvre plus intéressante à étudier !!! Ça me rappelle mon frère, quand il l'apprenait, quand il l'a joué : il était si impressionnant, j'y ai cru ! Mais plus maintenant. Mon frère est mort, ma pitié avec lui : un homme qui a tué doit mourir, c'est la seule sortie qu'il mérite ! Il a tué mon frère, il lui a volé sa vie ; il nous a volé sa vie.

 

Dégradé 9

 

            C'est fatal, ça devait arriver : on va jouer Le dernier jour d'un condamné en cours de théâtre. Ma seule consolation : je vais camper le juge qui accuse l'homme. Cependant… non je ne veux pas y penser… mais c'est plus fort que moi ; un souvenir refait surface, une de ces choses du passé qui vous hante et vous hante sans relâche : je vois mon frère, debout, sur la scène, dans une semi-obscurité, avec un décor si réaliste qu'on pourrait croire à un bout de la réalité posé sur la scène du rêve. Il est là, et il prononce la première section ; et plus il avance dans son texte, plus le son de sa voix se fait fort, si fort que je dois fermer les yeux pour mieux la supporter. Comme j'entre en moi-même, je le vois, cet homme, ce condamné, sale, seul, ignoré, abandonné, révolté, qui se bat en vain contre une destinée imposée par les hommes. Je le vois, et soudain je le comprends, je sens ce qu'il vit, j'ai sa boule, son nœud au fond de la gorge, ses larmes au bord de mes yeux. Je n'ai jamais encore ressenti quelque chose d'aussi fort. Quand je réouvre les yeux, c'est pour voir mon frère debout, dressé sur la scène, les larmes coulant le long de son visage, prononcer ces trois mots : "Condamné à mort !", puis s'effondrer sur la scène, comme vidé de son être.

Peu importe, maintenant c'est à mon tour de l'interpréter : l'homme qui a tué va mourir, et c'est moi qui vais le décider.

            Mon prof de théâtre a beau me dire que je joue de façon trop dure, mon prof de français que mes interprétations ne vont pas dans le sens de l'auteur, on voit bien qu'ils n'ont jamais eu un membre de leur famille tué par un autre homme. Ils ne peuvent pas savoir ce que l'on ressent, ce que l'on vit. Je veux leur dire, mais ils ne me croient pas, et restent le nez collé à leurs idéaux et à leur maudit texte, on dirait qu'ils sont incapables de ressentir quelque sentiment humain. Les autres sont aussi contre moi, sauf un ou deux, mais je ne les aime pas beaucoup, car ils parlent méchamment.

            Je me suis aussi présenté pour la construction de la guillotine et j'ai pour cela  lu de nombreux livres sur le sujet, j'ai vu de nombreuses illustrations, et j'ai fini par faire le plan de la guillotine pour le spectacle, une guillotine telle que M. Guillotin l'avait inventée. Je supervise sa construction et tente de la faire plus vraie que nature.

 

            Aujourd'hui, un élève a eu une idée stupide : à la fin de la pièce, il faudrait détruire la guillotine, en symbole de l'abolition de la peine de mort. De toute façon, je m'en fiche, j'ai gardé le plan, et je crois qu'il ira bien sur le mur de ma chambre.

 

            Demain, c'est la première et ce que je ressens est bizarre : je me sens si triste et pourtant je vais enfin pouvoir me venger. Je suis dans un jardin, près de chez moi, sur un de ces bancs qui supportent des milliers d'inconnus, et que l'on ignore si souvent. Lorsque je suis arrivé, j'ai discuté un peu avec mon banc, ça me fait du bien. Quand je suis comme ça, parfois, je m'allonge sur le banc et si le ciel est dégagé, je découvre un somptueux paysage : un grand tissu étoilé a pris la place de l'obscurité, une couverture que découvrent mes yeux, qui l'observent, qui la contemplent ; et puis, cette couverture s'étend sur moi. Pas de froid. Pas de peur. Pas de solitude. Je suis bien, quelqu'un s'occupe de moi. Je suis bien, je m'endors ainsi ; et je vais vous dire un secret, surtout ne le répétez pas : mais je crois que la nuit, c'est mon frère, ce tissu qui me protège, c'est mon frère, et il m'aime.

 

Dégradé 10

 

            Ce matin, je me suis levé de bonne heure, et je ne me souvenais plus où j'étais. Et puis tout m'est revenu : le banc, le parc, la nuit, mon frère. Près de moi un chat attrape une souris et la sacrifie sur place, une pensée me traverse l'esprit : animaux, hommes, tous des êtres sans pitié. Avant de rentrer chez moi, je vais faire un tour dans les bois, je ne sais plus très bien pourquoi... Là, au carrefour du grand chêne, l'oiseau est là, face à moi, comme s'il m'attendait. Mais la direction qu'il m'indique n'est pas celle que je m'apprête à suivre : il indique un chemin qui s'enfonce dans les bois, alors que je vais à l'opposé, vers ma maison, mon lycée, le théâtre, ma justice.

Je m'approche pourtant de lui, de sa voie. En promenant mon regard vers ce sombre chemin, je l'aperçois, ce criminel, cet assassin de sang froid, ici, à terre, blessé à la patte, ne pouvant plus bouger. Il me semble que l'oiseau veut que je l'aide : pourquoi ? Pourquoi aider un assassin ? Ce chat qui a un abri, une maison ( je le vois à son collier), pourquoi a-t-il tué cette souris ? C'est sa punition à lui. Pourquoi sauverais-je un meurtrier ? Comment pourrais-je secourir un être qui a intentionnellement mis fin à l'existence d'un autre être ? Il ne mérite pas la compassion de ses semblables, ni de personne d'ailleurs.

Mon regard se tourne vers l'oiseau et je ne bouge plus. Lui non plus. Nous nous parlons, nous nous interrogeons mutuellement, et nous ne trouvons aucun terrain d'entente : alors je me détourne, et je vais sur mon chemin. Mais sur ma joue, et jusqu'au creux de mon cou, glisse une larme : c'est la première fois que je ne comprends pas ce que mon frère cherche à me dire.

 

Dégradé 11

 

            Ma sentence est tombée, cela fait déjà un mois, mais je n'avais aucune raison de l'écrire ; au final, ce n’était qu’une pièce. Mais si je reprends le fil de ma pensée, c'est que quelque chose m'est arrivé, et je dois avouer que cela m'a déstabilisé. Aujourd'hui, en rentrant de cours, j'ai croisé une femme et elle me dit quelque chose, je l'ai vu quelque part : elle est liée au meurtre de mon frère, et le problème est que je ne parviens pas à me rappeler comment. Alors je remonte : la mort de mon frère, la télé, les chroniqueurs, tous les médias, non. A l'enterrement… un membre de la famille… peut-être cette tante… mais non. Quand alors ????

 Non ! Mais si, ça ne peut-être que cela ! Je m'en souviens maintenant, elle était là, mais je ne pouvais pas la voir, j'étais trop petit, et puis il y avait cette barrière. Juste à la fin, quand elle est partie en pleurs, c'est mon papa qui m'a dit qui elle était. C'est bizarre, cette femme n'a rien fait, elle a été toute aussi surprise que moi, et pourtant j'ai cette sorte de rancœur envers elle. Oui, je me rappelle très bien l'avoir vu, une seconde, un instant, mais cela a suffit pour que je l'identifie, que je la classe, et que je l'oublie. Jusqu'à maintenant, et pour toujours.

            Maintenant, je vais faire exprès de la suivre, pour voir quelle est sa vie, elle qui a mis au monde le tueur de mon frère. Je veux la voir, le matin, le midi, l'après-midi, le soir. Je veux savoir comment elle a fait pour engendrer un homme comme cela. Je veux le savoir et peut-être le comprendre ; je ne sais pas, c'est dur. Que sais-je à propos de la famille du tueur ? Rien sinon qu'il a un père, une mère, je les ai vus au procès, entre deux larmes. A-t-il des frères ou des sœurs ? Comment le savoir ? Quelqu'un de proche et qui aurait subi la rupture avec ce monstre comme j'ai vécu la séparation d'avec mon frère. Quelqu'un qui saurait aimer un être misérable comme lui, malgré le temps, malgré le crime ?  Je ne sais pas vraiment. J'espère que oui, que non, rien.

 

            Je l'ai suivie, jour à jour pendant une semaine et maintenant je comprends. Je comprends que cette malheureuse n'est pas pour grand chose dans le crime de son fils. Directrice dans une école primaire, elle prend son travail à cœur ( elle termine le travail à vingt et une heures), elle se promène quelques fois dans le parc où je l'ai vue, lisant un livre en marchant, concentrée sur son livre et sur sa route, elle a passé son week-end dans une maison de retraite à tenir compagnie à des personnes âgées ( c'est une amie de ma grand-mère qui me l'a dit). Je ne la suis jamais jusque chez elle, de peur qu'elle ne se doute de quelque chose. Mais ce qui me frappe le plus, c'est sa beauté : plus je la vois, plus je la trouve belle : une femme d'environ quarante ans, fraîche et vive comme une jeune fille de dix-huit ans. J'en tomberais presque amoureux si elle n'était pas "sa" mère. Je crois que je vais me contenter de la voir dans le parc, elle mérite qu'on la laisse tranquille.

           

Dégradé 12

 

            Je continue de grandir, je continue de vieillir, je continue de haïr. Je suis passé dans la classe supérieure mais j'ai toujours la pensée de ce petit garçon dont le frère a été assassiné.

Aujourd'hui, jour de rentrée, j'ai rencontré un gars sympa, et j'ai vu la plus belle fille de ma vie. Le gars se nomme Paul et c'est un nouveau dans mon bahut. On s'est retrouvé côte à côte en classe : lui, ne connaissant personne, moi, personne ne me connaissant. On a peu parlé, mais le courant à l'air de passer, et le plus important, il n'a pas de frère ; comme ça : impossible les mauvaises surprises !

La fille, elle se nomme Luna et c'est aussi une nouvelle. Elle a un charme fou : de beaux cheveux noirs. Elle a les yeux d’un vert légèrement sombre qui vous fait tomber par terre quand elle vous fixe. Et puis, elle a cette façon de marcher………on dirait une déesse ! Une telle perfection, ça ne peut exister !

Mais, en y réfléchissant bien, elle me fait penser à quelqu’un…j’ai du mal à retrouv… ! Elle a la même démarche que cette femme que j’ai suivi il y a quelques temps, l’année dernière. La mère de l’assassin de mon frère. En plus, elle s'est présentée comme transférée d'un bahut à un autre, elle a un frère plus vieux qu'elle. Je savais que c’était trop beau ! Serait-elle une beauté empoisonnée ?

                                                           Dégradé 13

 

            Mon amitié avec Paul se renforce de jour en jour, et ça m'est plutôt bénéfique. Nous parlons beaucoup tous les deux. Je lui raconte ma vie, et il m'aide à mieux me comprendre. Bizarrement, il n'aime pas que l'on aborde sa vie, dès que je commence à parler de ce sujet, il dévie la conversation vers un point de ma vie qu'il dit ne pas avoir compris. Le fait que mon frère ait été assassiné l'a beaucoup touché et il respecte sa mémoire. Paul est le seul véritable ami que je me suis fait depuis la mort de mon frère, le seul à avoir pu percer ma carapace, le seul à avoir surmonté l'hostilité que je manifestais à tout échange amical. Avec lui, je peux parler de tout, sans retenue, sans honte, sans peur de choquer.

            Je lui ai fait part de mes inquiétudes envers Luna et je crois qu'il les partage. Pour qu'il puisse vraiment comprendre l'exactitude de mes doutes, je lui ai proposé de se rendre au parc avec moi, de m'accompagner observer la mère de l'assassin de mon frère, cette femme si belle au rôle si triste. Nous irons demain après les cours.

 

            Mon ami Paul est un gars plutôt grand, il est châtain foncé, a les yeux gris vert, et il est bien musclé. A côté de lui, je semble plutôt ridicule : moi, avec mon misérable mètre soixante-treize, mes cheveux bruns et mes yeux marrons, en bref, je suis assez banal. Je crois que si j'étais à la place de Luna et que j'avais à choisir, je choisirais Paul sans hésitation.

Mais ce n'est pas à cela que nous pensions au parc, même si la jeune fille fut au cœur de nos préoccupations de l'après-midi. Nous avons attendu toute la journée son éventuelle mère, mais celle-ci n'est pas venue. En revanche la présence de la jeune fille dans le parc éveilla notre curiosité et nous avons décidé de la suivre. Celle-ci nous fit traverser la moitié de la ville, ce qui est fatigant quand on habite une ville aussi grande que la nôtre, pour finir au point de départ de cette petite aventure : le lycée. En effet, cette charmante jeune fille avait pris l'option "langues étrangères" en début d'année et donc, le soir, vers 18 heures, elle revenait au bahut pour prendre des cours de japonais. Entre temps, elle n'avait rien trouvé de mieux que d'aller flâner à l'autre bout de la ville.

Paul m'a dit que peu importait sur quoi reposaient mes soupçons, il les pensait justes. Ainsi, nous avons mis de la distance entre Luna et nous, par précaution.

 

Paul m'a posé une question bizarre aujourd'hui : il m'a demandé pourquoi est-ce que je soupçonnais Luna d'être la sœur de l'assassin de mon frère. Je lui ai donné mes raisons : la ressemblance, le frère, le changement de bahut, mais il ne paraissait pas convaincu. Alors il m'a demandé pourquoi est-ce que l'assassin de mon frère aurait forcément un frère ou une sœur qui, comme par hasard, se trouverait être dans mon entourage. Je n'ai pas su quoi lui répondre.

 

                                                           Dégradé 14

 

" - Dis-moi, Billy, tu te souviens de la question que je t'avais posée, peu après avoir suivi Luna ?

- A propos de l'entourage du tueur de mon frère qui serait autour de moi, de ma paranoïa ? Oui, ça m'a fait un drôle de choc.

- Et bien, dis-moi, avec ce que tu sais à présent, que répondrais-tu ?

- Ma foi, il faut que j'y réfléchisse. Dès que Luna est arrivée dans la classe, j'ai été ébloui par sa beauté. C'est alors que je me suis dit qu'elle était trop belle pour être innocente, et comme je venais de finir de suivre la mère de l'assassin de mon frère. Mais maintenant, c'est sûr que tout est différent. Je ne pouvais pas savoir que son père la battait. En plus, avec sa grand-mère qui est morte, la pauvre, je regrette de l'avoir tant haïe.

- C'est vrai qu'on ne peut pas dire qu'elle est chanceuse. Mais, dis-moi, pour en revenir à mes questions :  si tu venais à te lier d'amitié avec un parent de cet homme, et que tu ne l'apprenais que plus tard. Comment réagirais-tu ?

- Mal, je pense. Car même si cette personne n'a rien fait, elle a aimé, ou pire, aime encore un homme qui n'a plus rien d'humain en lui, et qui m'a volé mon frère.

- Je suis d'accord avec toi, je crois que je réagirais de la même façon. Tu sais, je ne t'ai jamais vraiment parlé de ma vie.

- C'est vrai, je sais juste que tu es fils unique, que ton père est dentiste, ta mère travaille avec des enfants, je crois. Et, je crois que c'est à peu près tout.

- En effet, oui. Je suis né dans le sud de notre bien beau pays, mais mes parents ont vite déménagé car l'appartement était trop petit. Ils sont venus s'installer ici, mais ils ont décidé de me mettre dans une école à l'est de la ville, c'est là que j'ai fait ma scolarité jusqu'à cette année. Ils ont racheté un vieux terrain qui appartenait à une dame et ils y ont bâti une maison. J'étais encore petit quand nous nous y sommes installés. Il y avait trois chambres, deux grandes et une petite ; j'ai eu droit à la petite chambre. Mon frère a eu la grande. Oui, je t'ai menti Billy, j'ai un frère. Je te connaissais avant de venir dans le bahut, je t'avais vu à la télévision, j'ai suivi toute l'histoire car je voulais essayer de comprendre ce que tu pouvais ressentir. Si je t'ai menti à propos de mon frère, c'est pour qu'il n'y ait aucune barrière entre nous. Je suis désolé. Mais je n'ai pas fini. Donc, mon frère a eu la plus grande chambre de la maison, normal, c'était l'aîné. Nous nous entendions bien, c'était mon grand frère. Mais un matin, il m'a apporté le journal en me disant : " Regarde, c'est horrible !". En effet, le journal titrait : " Une rixe entre jeunes, un mort : la soirée fatale. " Je me suis effondré, je ne sais même pas pourquoi, maintenant cela arrive tous les jours, mais j'ai tout de suite pensé que ça aurait pu être mon frère ; c'est alors que j'ai dit : "  Le mec qui a fait ça doit mourir ! ".

Tais-toi, ne dis rien, je n'ai pas fini. Je ne savais pas que ce serait la dernière phrase que mon frère entendrait de ma part : je suis ensuite parti à l'école. Le soir, en rentrant, mon frère avait disparu, ainsi que son sac de voyage. Mon père m'attendait dans ma chambre, assis sur mon lit, l'air grave. Cela m'a surpris, mais on ne peut pas redouter ce que l'on ne sait pas. De cette conversation, je n'ai retenu que quelques mots qui m'ont marqué : " Rixe ", " journal ", " meurtre ", " prison ", " frère ".

Oui, Billy, j'ai moi-même prononcé la sentence de mon frère. Oui, Billy, je suis celui que tu as toujours cherché à éviter ; je suis le frère de l'assassin de ton frère".

 

Couleur Terne

 

L’attente, insoutenable

L’attente, désespérée

L’attente, immobile

L’attente, futile

 

L’attente, d’une fin si proche

L’attente, d’un châtiment humain

L’attente, de ne plus avoir à attendre

L’attente, d’être exécuté

 

L’attente, si latente

L’attente, au fin fond de moi-même

L’attente, solitaire

L’attente, je ne veux pas attendre

 

L’attente, tant de gens sont condamnés

L’attente, seul, au milieu de tous ceux qui attendent

L’attente, à jamais éveillé

L’attente¼et puis plus rien.

 

Dégradé 15

 

            Hier, j'ai tué. Je ne le nie pas. La police vient de m'arrêter, et elle va me faire avouer. De toute façon, ce sera facile à faire, l'aveu : je n'ai qu'à dire ce qui s'est passé : moi, j'ai tué un homme, c'est tout. De toute façon, c'est tout ce qui les intéresse, que je dise que c'est moi qui l'ai tué. Le reste, ils s'en fichent. Ils vont avoir leur coupable, ils vont pleurer sur la victime, et ils ont raison. Mais moi, qui va s'occuper de moi, plus personne, car je suis devenu le " méchant ". A part un avocat qui voudrait faire de moi un « cas délicat » : perdu d’avance, mais s’il le défend bien, c’est la gloire ; ou alors un psychologue blasé qui me racontera sa vie. Je préfère encore que personne ne s'occupe de moi.

Hier, j'ai ôté la vie à un homme, comme ça, comme on fait une gaffe, un jour.

 

Dégradé 16

 

On me retient en prison, jusqu'à mon procès. Et quel procès ! A dire vrai, presque inutile, les gens m'ont déjà condamné dans leurs cœurs. Ils m'ont déjà tous condamné à perpétuité, si ce n'est à mort.

Je suis dans une petite cellule, dans une petite prison où les gens accusés d'avoir commis un vol ou un crime attendent impatiemment d'être jugés et de revenir dans une prison encore plus grande, dans une cellule encore plus petite.

Je tourne en rond à longueur de journée ; bien sûr, il y a les tours de promenade, mais je tourne toujours en rond. Tout est si petit ici, tout est si éphémère ; j'ai le sentiment de ne plus vraiment vivre. Tout est mis entre parenthèses, ma vie se stoppe, mais pour quel avenir : des gens qui me détestent, des gens qui me haïssent, des gens qui ne m'aiment pas, des gens pour qui je suis indifférent, des gens qui m'oublient...

J'ai le sentiment que, quelque part, il ne me sert à rien de vouloir continuer. Et puis... Ca m'est égal, je ne veux pas mourir.

 

Dégradé 17

 

            Tout est petit ici, même les autres prisonniers. Nous sommes tous en transit, tous ceux que je côtoie aujourd'hui n'étaient pas là il y a deux mois et n'y seront plus dans deux mois. Mais il y a un esprit, je crois, oui, un esprit qui se transmet de prisonniers en prisonniers. Cet esprit est un mélange de hargne, de peur, de honte et beaucoup, peut-être un peu trop, de fierté.

            Ici, je me suis fait un ami, comme on se fait des amis pendant un séjour assez court : on devient les meilleurs amis du monde en peu de temps, et quand c'est fini, on sait pertinemment qu'on ne se reverra pas, sauf peut-être au hasard des rues, ici en l'occurrence, c'est au hasard des prisons.

L'homme avec qui j'ai sympathisé s'appelle Léo. Il est en transit car il attend son jugement pour une série de vols à main armée, dont un qui a entraîné quatre blessés graves. Dur. Je lui raconte aussi ce que j'ai fait. Il ne dit rien, mais je sais qu'il juge que ça mérite au moins la perpétuité, si ce n'est la peine maximale.

Je n'aime pas parler trop longtemps de mon cas, ça me déprime. J'ai tué quelqu'un, je ne peux pas revenir là-dessus. J'ai tué quelqu'un, je ne suis qu'un meurtrier.

            Léo me dit de ne pas m'en faire. Je ne m'en fais pas. En réalité, je me sens un peu distant de tout cela. Je m'endors chaque fois en me disant que c'est peut-être un cauchemar, mais quand je reprends conscience, le matin, je sens la dureté de ma couche, je respire l'air fade, moite et désagréable, j'entends les gémissements et les bruits des autres détenus, dans leurs lits, je rencontre ce mur froid en me tournant une ultime fois, et lorsque j'ouvre les yeux, je n'espère déjà plus rien.

            Léo est gentil avec moi, il m'écoute, il me parle, je crois qu'il en a besoin. Je crois que chacun en a besoin.

 

Dégradé 18

 

            Je reçois quelques visites en prison. Quelques visites, c'est un bien grand mot, seules deux personnes viennent me voir : mon père et mon avocat. Le premier vient s'enquérir de ma santé, le deuxième vient s'enquérir de ma vie. Le premier cherche à garder un contact, le second fait comme s'il voulait me défendre, mais son seul désir est de ne pas perdre le procès. Vraiment, je me demande qui serait capable de penser innocent et, le cas échéant, de défendre un homme ayant ouvertement avoué qu'il a tué.

Je suis un meurtrier et les gens se collent à moi : les journalistes prennent des photos de moi, ils enquêtent sur moi, ils se demandent : " pourquoi a-t-il commis un tel acte ? En quoi la société est-elle responsable de sa "  déviance " ? Qu'est-ce qui amène un homme à en tuer un autre ? ... " Ils se perdent dans un flot ininterrompu de réflexions vides qui viennent de nulle part et qui n'aboutissent à rien. Des hommes intelligents ayant fait de grandes études, ayant écrit des livres énormes par leur savoir, ayant fait de grandes déclarations, se perdent à essayer de dire pourquoi j'ai fait ça. Ils essayent de rationaliser, de tirer des théories de mes actes. Ils essayent de donner une raison à un acte dénué de raison, ils tentent de donner des causes à un acte commis par une personne dont ils ne savent rien, ils veulent énumérer les conséquences d'un tel acte, mais des deux protagonistes, l'un est mort, et l'autre reste muselé en prison.

 

Peu importe, j'ai tué un homme. Peu importe, j'ai tué un homme.

 

                                                           Dégradé 19

 

            Ces derniers temps, mon avocat venait de plus en plus me voir, je sentais dans sa façon de me parler que le procès approchait, il paraissait d'ailleurs beaucoup plus inquiet que moi à ce sujet : il passait son temps à m'expliquer sa stratégie, à me faire répéter ce que je devrais dire, ce que je devrais taire, l'attitude que je devrais avoir ; je ne comprends pas très bien pourquoi.

Aujourd'hui, s'est déroulé le premier jour de mon procès, et j'aurais encore préféré l'éviter. A quoi cela sert-il de me faire subir ce procès ? J'ai avoué, je suis coupable... 

C'était une grande salle, comme on les voit dans les séries télés. C'est bizarre, je ne sais pas si c'est parce que je suis coupable, mais dès que je suis entré dans la salle, j'ai senti comme une ambiance de reproche, de méchanceté, presque de la haine. Ce n'est pas de la part des gens présents, mais c'est comme si la statue dans le coin me suivait du regard en fronçant les sourcils, comme si la balance de la justice gravée sur la table du juge commençait à pencher de mon côté, comme si les lumières s'orientaient vers moi, pour me montrer de leur faisceau lumineux. Et puis, au milieu de la foule des gens assis dans la salle, il y avait ce petit garçon. Un petit garçon qui ne montrait aucune émotion : ni joie, ni tristesse, ni peur, ni haine... Sa mère me montra du doigt avec un rictus de dégoût ; le petit garçon prit un air étonné, mais au fond de ses yeux, je ne vis qu'une immense tristesse. Alors, j'ai compris que j'avais fait la chose la plus horrible de ma vie : j'ai mis de la mort dans la vie de ce garçon.

            Le procès en lui-même n'a pas eu grand intérêt : récapitulation des faits, déclaration des chefs d'accusation... Un jour j'ai entendu que tout homme était innocent jusqu'à preuve de sa culpabilité : ici, j'avais l'impression d'être un coupable dont on essayait de montrer la non-innocence.

 

Dégradé 20

 

            Une salle de procès doit être belle quand elle est vide : un grand espace aux murs blancs. Des bancs en bois alignés avec une régularité parfaite. La table du juge posée en amont du reste de l'assemblée, comme un vieux chêne, robuste, épais, qui veille sur de jeunes arbustes en croissance. En face de ce grand bureau, une barre faite dans le même bois, comme pour montrer que c'est encore le territoire du juge : on lui doit respect et obéissance. A sa droite, la place du greffier en chef, qui regardait les gens comme le fait un surveillant dans une cour de collège, avec une chaise plus petite, et celle du greffier, une chaise en métal, pliante avec une table d'appoint. A sa gauche, la place des témoins ; l'endroit où tant de choses se disent, se taisent, se jouent, s'avouent... Et puis la décoration : cette balance de la justice gravée sur le bureau du juge, cette statue qui représente la liberté, sculptée dans un marbre pur et qui semble scruter chaque nouveau venu, et enfin ce bois, encore. Ces poutres qui soutiennent le plafond, ces larges morceaux de vie qui sont là pour soutenir les murs de ce lieu où l'on veut m'enlever la mienne. Je m'imagine, seul, dans cette salle. Entrant discrètement lors d'une visite impromptue. Ma main qui passe sur le pied lisse de la statue. Puis, me dirigeant doucement vers le bureau du juge, sentir le sol dur, puis les deux petites marches craquantes en bois, et enfin, toucher le bois de ce bureau si large, si vaste, que mes yeux s'y perdraient comme dans un océan... Ce doit être beau... ce doit être si beau…… Mais là, je ne suis pas seul. Le juge, avec sa robe d'un noir immaculé regarde les gens d'un air sévère, les avocats, vêtus d'une robe du même noir, avec une espèce de collerette blanche, s'agitent l'un après l'autre, se coupent tout le temps la parole... Les gens, dans la salle, ceux qui viennent pour me voir me faire condamner, ont l'air de s'ennuyer : ils veulent voir le juge prononcer la sentence ; je préfère encore les gens qui viennent par curiosité. Il y a aussi quelques journalistes. Ceux-là s'affairent intensément : l'un donne des coups de crayon sur une feuille vierge pour saisir une expression sur un visage, l'autre griffonne des notes à toute vitesse, d'autres sont là, patiemment, en attendant la fin de l'audience, pour se jeter sur vous comme des rapaces sur de la nourriture. Je n'aime pas tous ces gens : ils sont là, mais ils voudraient être ailleurs. Ils sont là à faire comme si le procès les intéressait.

 

Je voudrais être ici.

 

Mais moi, je ne demande qu'à ce qu'ils partent : dehors ! les juges qui doivent aller chercher leur fille à la crèche ; dehors ! le public qui vient satisfaire sa dose d'inhumanité et qui serait mieux à imiter les jeunes amoureux des bancs publics ; dehors ! mes gardiens qui voudraient rester auprès de leur femme, à ne rien faire que de ne penser qu'à eux deux ; dehors ! le greffier qui préférerait faire un bon tennis plutôt que de s'escrimer à retranscrire les objections des avocats ; dehors ! les avocats qui doivent faire leurs courses pour le dîner de ce soir ; dehors ! la famille de la victime qui voudrait pleurer en paix le membre disparu ; dehors ! tous ces gens, et à moi seul cette salle, si belle quand le silence y règne.

 

Dégradé 21

 

            Mon procès a duré une semaine ; mon avocat m’avait dit qu’il s’étalerait sur un mois. C’est bizarre, il faut croire que les choses ne se déroulent pas toujours comme on le pense…

Mais, depuis le premier jour, je venais moins difficilement : le petit garçon n'était plus là. Mais son regard me hante encore.

Aujourd'hui, en me levant, j'ai vu qu'il pleuvait : une grosse pluie, triste, violente ; elle m'a fait peur... C'est le jour de ma sentence.

Le peu que j'ai eu à manger dans ma petite prison de commissariat a été dur à avaler. Par la fenêtre de ma cellule, la pluie tombait toujours avec la même intensité, les nuages sombres transformaient le jour en nuit ; les éléments posent le décor de l'action, les protagonistes se préparent, le dernier acte arrive...

Comme chaque jour, un gardien est venu me chercher. Comme chaque jour, il m'a mis des menottes autour des poignets. Comme chaque jour, il m'a tapé sur l'épaule pour me faire avancer.

Comme chaque fois, j'ai été fouillé avant de sortir du commissariat. Comme à chaque fois, les trois policiers en garde devant l'établissement m'ont regardé d'un mauvais œil. Comme à chaque fois, personne ne m'a adressé la parole depuis la mise des menottes jusqu'à mon arrivée au palais de justice.

En sortant de la voiture, mes policiers m'escortèrent en haut des marches menant à l'entrée du palais. Les journalistes m'adressèrent la parole. Il pleuvait. " Pensez-vous que vous serez condamné à mort ? " La pluie était froide...

En m'asseyant sur le banc des accusés, l'atmosphère de cette si belle salle m'a soudain parue morne, triste, comme en deuil : la balance de la justice refusait de bouger, la statue fixait un mur, comme dans ses pensées ; même le bois, omniprésent, ne respirait plus. On sentait comme un étouffement, une douleur. On était en plein milieu de la matinée, mais il fallut allumer les lumières, tant le jour était nuit, tant la lumière était sombre.

Les jurés avaient passé la nuit à délibérer. Je les voyais tous : des femmes jeunes, belles, qui paraissaient heureuses de voir ce procès se finir, des hommes d'allure respectable attendaient le moment où ils accompliraient leur devoir civil, ce retraité au regard calme et posé, cette femme qui avait un mélange de haine, de douleur et presque d'épuisement dans les yeux, sur le visage, et je suppose dans le cœur.

Ils vont répondre à trois questions. Si les réponses sont " Oui, Oui, Non" ou "Oui, Non, Non ", je serai automatiquement condamné à mort. S'ils répondent " Oui " à la dernière question, je serai sauvé.

Dans ma tête, une scène se mit en place. Un jeune homme, assis sur ce banc des accusés, qui se demandait tout haut quelle sentence le juge pourrait lui appliquer. Je me sentais différent. Avec cette pluie si froide, avec cette salle si triste, avec ces yeux si blessants, je ne pouvais rien espérer. Et que pouvais-je espérer ? La mort, pour achever un calvaire, pour mettre fin au souvenir du regard du petit garçon ? La perpétuité, pour vivre ; même si entouré de remords, même si blessé d'une conscience malade, même si incapable de se regarder dans la glace ? Je ne crois pas. Ce jeune homme parle plus que moi, je l'entends de plus en plus dans ma tête : il se torture ; son avocat lui glisse : " ce ne sera que les travaux à perpétuité ", et lui de répondre : " plutôt cent fois la mort ! ". Moi, je ne sais que penser. Que s'est-il passé dans la tête des jurés ? Savent-ils ce qui s'est passé ? Savent-ils comment cela s'est passé ? J'ai tué un homme. Mais cela est insuffisant pour me condamner, pour clore ma vie. Il faut leur dire. Vont-ils m'envoyer en prison pour la vie ? Je ne veux pas. Passer le restant de mes jours à croupir au fond d'une cellule, manger cette nourriture infecte, vivre sous surveillance, non, " plutôt cent fois la mort ! ". Je l'entends mais je ne peux le voir. Il faut leur dire : mon âge... ma vie... mon état... il faut que mon avocat dise tout cela... il faut ! Je me tourne vers mon avocat, mais il est debout et regarde face à lui. Le juge vient d'entrer, je dois me lever. Je me lève à contrecœur.

Il se tourne vers le jury et pose la première des trois questions fatidiques : la question de la culpabilité. Le jury répondit - mon cœur se serre - " Oui ". Le greffier nota la réponse en trois frappes. Le juge posa la deuxième question, demandant si j'avais commis mon acte consciemment et intentionnellement. J'avais envie de me boucher les oreilles, mais mes mains refusaient de bouger. Les jurés répondirent encore une fois " Oui ". "  Plutôt cent fois la mort ! " sa voix se faisait de plus en plus forte, le brouillard de son visage se dissipait. Puis, le juge, s'éclaircit la voix, puis prononça la dernière question, celle concernant la présence de quelques circonstances atténuantes dans mon cas. Je vis le greffier poser ses doigts sur trois lettres, comme s’il prévoyait la réponse. "Plutôt cent fois la mort ! ", des yeux apparurent, un nez que je connaissais. Le jury répondit...... "Non ".

 

Mon frère m'apparut : " plutôt cent fois la mort ! ". Sur cette scène de théâtre où il avait joué Le dernier jour d'un condamné, je le vis prononcer cette phrase. Le juge demanda à mon avocat s'il avait quelque chose à ajouter. Il commença à lancer des arguments de défense dans tous les sens ; en fait, il ne voulait pas parler. Moi non plus d'ailleurs, car ma langue refusait de bouger, mon cœur cessa de battre. Le juge prononça ma condamnation. Quatre murs se dressèrent autour de moi, me séparèrent du monde. Les gens dans l'assistance applaudirent : un poignard s'enfonça dans le plus profond de mon âme.

 

Je sais à présent

ce qu'a ressenti

le frère de Paul ;

l'assassin de mon frère...

 

   Couleur Vive 

 

Étrange étranger qui se glisse dans la nuit

Étrange étranger qui se glisse dans ma vie

Qui transforme ma vie, la sauve de l'oubli,

Qui l'enlève de ces gens, de ceux qui la manipulaient sans gêne

Ces gens qui en faisaient ce qu'ils en voulaient

Ces gens qui la mettaient dans le moule de leur vie

Juste pour que j'aie les mêmes idées qu'eux

Pour que je sois raciste, chauvin, intolérant.

 

Étrange étranger, toi qui avance au ras du sol

Apprends-moi à voler et emmène-moi loin de tout ça.

Sauve-nous de ce monde

 

Étrange étranger qui se glisse dans la nuit

Étrange étranger qui se glisse dans ma vie

Il me semble que je te connais, toi qui es vêtu de noir

Il me semble que je te connais, que tu es déjà apparu dans ma vie

Viens-tu pour me sortir de là, de ce monde où l'on oublie trop vite ?

Viens-tu pour me sortir de là, car je ne supporte plus le bruit de cette ville ?

Je veux pouvoir choisir de vivre dans la joie

Je veux pouvoir choisir de vivre si je le veux.

 

Étrange étranger, toi qui avance au ras du sol

Apprends-moi à voler et emmène-moi loin de tout ça.

Sauve-nous de ce monde

 

Étrange étranger, je te connais déjà, je t'ai déjà vu au détour d'un chemin

Étrange étranger, je te connais déjà, tu picorais quand je passais par-là

Mais déjà je me noie, je sens l'air qui me manque

Mais déjà je me noie, je sens que mon corps ne supporte plus

Les douleurs d'amour, les douleurs physiques,

Les douleurs de haine, les douleurs de peine,

Les douleurs de cri, les douleurs de peurs,

Les douleurs de honte, les douleurs de solitude,

Les douleurs de ton cœur, les douleurs de son cœur.

 

Apprends-moi à voler que je nous emmène loin de tout ça,

Dans ce pays lointain dont tu m'as parlé déjà.

Apprends-moi à voler, que je déploie mes ailes,

Et qu'enfin je parte pour cet autre ciel.

 

Dégradé 22

 

C'est bon. C'est fini pour moi, je disparais. Je suis arrivé dans une nouvelle prison, la dernière de ma vie : on vient de m'enfermer dans une petite salle, avec seulement un lit et une couverture trop légère, un lavabo sale, des murs gris, vieux, effrités d'un peu partout, bref une cage. On va me laisser là pendant huit ans, parce que j'ai tué un homme.

            Je suis un meurtrier, un assassin, un homme qui a ôté la vie à un autre, un homme qui a détruit ce que la vie a construit ; un homme qui a détruit une vie, un passé, un avenir, un espoir... je suis un homme qui, pour le reste des hommes, n'est plus homme et j'en subis le poids, la conséquence, la décision de mes congénères, la punition, le châtiment, le Jugement, la Sentence. Je suis : Condamné à mort !

 

                                               Dégradé 23

 

Je n'ai jamais autant voulu faire un cauchemar ; je n'ai jamais autant voulu que ma vie en soit un.

Je m'appelle Billy, et j'ai tué. C'est comme ça que je me présente maintenant. J'ai été condamné à mort il y a quelques heures. Je viens de franchir ce mur qui me sépare du monde pour la dernière fois ; la prochaine fois que je le traverserai, ce sera, comme on dit, " les pieds devant ".

J'ai demandé des feuilles de papier et un crayon pour pouvoir écrire, parce que sinon, je me sens seul, trop seul. C’est pour cela que j’ai écrit tout au long de ma vie : dans mon cahier-journal intime lorsque mon frère est mort, quand j’étais en faveur de ce châtiment divin, volé par les hommes, lors de mon procès……  Mais maintenant, que puis-je écrire ?

Dans le livre de Hugo, le condamné se pose la même question. Ainsi, j'y viens aussi : que puis-je écrire ? Ma vie derrière les barreaux. Rien à dire : de l'ennui, de l'attente, de la tristesse, de la haine. Ce n'est même plus une vie.

Mes pensées ? Les écrire pour qu'elles aient une chance un jour de recouvrir une liberté stupidement perdue ? Ici, elles ne me servent à rien, elles ricochent sans cesse contre tous les murs.

Mes vaines espérances ? Que veulent dire ces mots ? J'ai oublié.

Mes rêves de liberté, la nuit ? Je ne sais même plus si je rêve ; le matin, je n'en ai pas de souvenirs. Ce passé, cette joie, cette vie, sont comme ces mots qu'on a sur le bout de la langue et qui ne viennent jamais. Il me semble que je pars en croisade contre quelque chose de beaucoup plus fort que moi : je me bats pour rester en vie, comme chacun d'entre vous, jusqu'à ce que la mort vienne me prendre, un jour, dans huit ans. Ma mort est programmée, c'est ce qui me donne le statut de condamné.

 

Dégradé 24

 

            Je suis un condamné à mort, mais je ne m'y fais pas. On ne peut pas se dire que c'est un statut qu'on va avoir, comme une nouvelle identité ou une nouvelle nationalité. Je suis condamné à mort, je meure dans environ six ans. Environ. Je ne sais pas si ça sert à grand chose de s'accrocher à cette misérable vie de prison. Je ne sais pas. Et pourtant, quelques bonnes choses me sont arrivées. " Quelques bonnes choses ", c'est vite dit. La bibliothèque de la prison veut bien me prêter des livres : j'ai pris  le Comte de Monte Cristo  parce que j'ai vu un film un jour où ils disaient que c'était la plus belle évasion de tous les temps. C'est vrai. Quel génie, quelle beauté dans l'écriture....... Ce livre est un vieux livre. Le mieux, c'est de s'arrêter dans sa lecture, de garder le livre ouvert, et d'approcher son nez de la rainure centrale. Là, il suffit de prendre une grande inspiration et de laisser partir son esprit : c'est une odeur de poussière mais elle vous fait voyager loin... loin des murs, loin des sentences, loin de tout. J'ai été ravi par ce livre tellement usé par les différents prisonniers que de nombreuses notes viennent noircir les marges de cet exemplaire : c'est une excursion hors de la vie.

Le livre que j'ai pris aussi, c'est  La Nuit des Temps. Cette histoire d'amour hors du temps, c'est le plus beau livre que j'ai lu de ma courte vie, je peux l'affirmer. L'édition est un livre de poche et sur la couverture on peut voir un soleil rouge qui se couche sur un paysage lunaire désertique, le tout dans un ciel sans étoile et c'est… superbe ! Dommage qu'au fil des pages, ce ne soient pas des notes que l'on retrouve, mais les traces du foutre des prisonniers qui se prenaient à trop rêver d'une rencontre avec une jolie jeune femme. Ca n'enlève rien à la beauté du livre... ça fait juste redescendre sur Terre.

Un livre que je relis souvent, c'est  Le dernier jour d'un condamné  ; le bibliothécaire prend un air gêné quand il place l'ouvrage entre mes mains. J'ai ce sentiment que ce livre a accompagné ma vie : de mon frère à mes idées trop rapides sur ce châtiment dont je suis aujourd'hui la prochaine "proie". De mon enfance à mon balancement trop brutal dans ce monde différent. Ce livre me fait accepter un peu plus mon sort. Ce livre m'enfonce un peu plus le couteau dans la plaie, la lame de la guillotine dans le cou !

Cette bibliothèque me soulage, m'aide à " m'évader " un peu de ce monde où je n'ai plus de choix. Cette bibliothèque me permet de partir ailleurs, là où les hommes ont le droit à une deuxième chance. Cette bibliothèque est un peu de ma vie qui continue, un peu de ma faute qu'on me pardonne, un peu de ma mort qui disparaît...  Je ne sais pas ce que je deviendrais sans cette bibliothèque.

 

Dégradé 25

 

            Il y a longtemps, un homme a tué mon frère ; ça me hante, parfois : la nuit, je me réveille en sursaut, et il me semble que quelqu'un m'observe, d'un coin sombre de ma cellule. Alors, je glisse mes doigts de pied sous mon drap, je me recroqueville contre le mur froid derrière moi, et j'essaye d'accoutumer mes yeux à cette étrange obscurité, parce qu'elle est plus noire que le reste de la cellule. Je sens deux yeux posés sur moi, qui semblent scruter chaque recoin de mon âme, pour voir ma peur, mes peurs. Et quand je commence à voir dans cette nuit de la nuit, alors je me rends compte qu'en fait, il n'y a rien dans ce recoin, à part quelques inscriptions d'anciens détenus, inscriptions que je n'ai pourtant jamais cherché à décrypter...

Quand j'étais petit, mon frère a été tué par un homme dont je sais peu de choses, mais qui m'a toujours paru être présent au détour de ma vie. C'est quelqu'un que j'ai toujours cherché à éviter, mais mon destin m'a toujours projeté près de lui. Je n'ai jamais su pourquoi.

Hier soir, je me suis réveillé en sursaut au milieu de ma nuit. J'ai senti à nouveau deux yeux qui me scrutaient, dans ce recoin de ma cellule. Je me suis replié tout contre le mur et j'ai regardé... non, j'ai scruté. A mon tour, j'ai cherché à voir au fond de ce recoin quelle était cette présence. Et j'ai vu. Je l'ai vu : je ne sentais plus de regard sur moi, les rôles étaient inversés. Il y a avait quelqu'un là-bas. Un être jeune, recroquevillé sur lui-même, la tête dans ses bras, qui sanglotait.  J'ai pu lire sa peur au fond de son âme : sa peur de mourir, de partir trop vite d'un monde où il a eu sa chance de vivre, mais qu'il a stupidement gâchée. Il a peur parce qu’il va dans un endroit qui lui est inconnu et parce qu'on a toujours peur de l'inconnu. Alors, je me suis levé, et j'ai fait quelques pas vers lui. Il a relevé la tête et dans une expression de frayeur, il a disparu. Je me suis approché de ce mur contre lequel il pleurait et j'ai regardé les inscriptions. Il y en avait partout : des dessins, des insultes, des poèmes, des récits ; avec toutes les écritures : celles qui ont de grosses lettres, pour qu'on ne passe pas à côté, et celles plus illisibles, ou plus vieilles, pour lesquelles il fallait froncer les yeux pour lire. Et puis, il y avait cette écriture. Mon écriture. Je n'avais jamais vu des lettres qui ressemblaient autant à celles que je dessinais. Je me suis penché sur ce petit texte, anonyme dans la foule des pensées : «  au milieu de la foule des gens assis dans la salle, il y avait ce petit garçon. Un petit garçon qui ne montrait aucune émotion : ni joie, ni tristesse, ni peur, ni haine...  Ce petit garçon, son regard me hante chaque jour. Je vais mourir ici, dans cette prison. Je vais mourir parce que j'ai mal agi. J'ai tué et (... le texte était ici illisible...).

Je te demande pardon Paul de ne pas t'avoir accompagné sur ce monde un peu plus longtemps ; je te demande pardon à toi que j'ai tué, toi qui avais un avenir à vivre, je te demande pardon (...) ; je te demande pardon à toi petit garçon, toi à qui j'ai pris quelqu'un de cher, toi que je vois quelques fois dans ma cellule, quand je suis seul et que je pleure ; pardon, pardon, pardon. »

Je me suis retourné et je l'ai vu. Une fois encore, il était là ; il était assis sur mon lit. L'assassin de mon frère m'attendait, il avait les yeux brillants, mais il n'avait pas peur.

Je l'ai rejoint et je me suis assis en face de lui...

 

C'est tout ce dont je me souviens en me réveillant ce matin. J'étais allongé dans mon lit, ma cellule vide, la lueur du soleil éclairant le couloir. J'ai trouvé un petit bout de craie bleue dans ma main, et quand je suis retourné voir le mur où il avait l'inscription, j'y ai découvert quelque chose que je n'avais pas vu auparavant. A la fin du message du frère de Paul, quelqu'un avait ajouté, de la même écriture, mais moins tremblante, un mot tracé de bleu :

 

« Merci. »

 

 

 

Dégradé 26

 

            C'est un anniversaire aujourd'hui. Mais c'est étrange, on fête un événement à venir :

dans quatre ans je meurs.

Le gardien m'a réveillé ce matin en me chantant dans un rire stupide un " joyeux anniversaire " trop noir. Je voudrais pouvoir pleurer. Mais mes yeux n'ont plus la force de laisser partir ces larmes, ces petits bouts de cœur qui fuient ce corps à la dérive. Ca fait quatre ans que je ne sais plus ce que le mot " avenir " veut dire. Ou du moins, si je le sais, son sens doit être faussé, parce que pour moi, avant, il était beau. Maintenant, il signifie " attendre jusqu'à la fin ".

Ma vie ici, n'a rien qui peut se rapprocher de la vie : enfermé entre quatre murs la grande partie du temps, je ne sors de ma cellule que pour aller prendre ma douche. La douche... Il y a quelques temps, ma vie s'améliorait : je pouvais emprunter des livres à la bibliothèque de la prison, et même une fois par mois, selon l'humeur du gardien, je pouvais faire quelques tours de promenade, la nuit. Mais... La douche.

Il y a trois jours, je suis allé à la douche ; les condamnés à mort n'ont pas le droit d'être seuls hors de leur cellule : j'avais les mains menottées dans le dos, attachées à une chaîne que tenait mon gardien, ça, c'est ne pas être seul... En arrivant en haut des escaliers qui mènent aux douches, mon gardien aperçoit au bas des marches un collègue qui menait le condamné du bloc Ouest aux douches. Mon gardien a alors accroché la chaîne de mes menottes à la rampe et est descendu discuter avec son ami. Au bout de dix minutes, l'autre prévient mon gardien que leur supérieur fait sa ronde et qu'il risque d'arriver d'un moment à l'autre. Mon gardien remonte alors les marches tranquillement, quand son supérieur arrive. Me voyant accroché à la rampe, il regarde d'un air interrogatif mon gardien… Je ne sais pas s'ils reçoivent un entraînement pour cela, mais je trouve les gardiens très prompts à trouver des excuses. Le reste de la scène se déroula à peu près ainsi :

- "  Buttley ! Que fait le condamné Sud seul ?

- Euh... Sergent Buck... le condamné Sud a tenté de s'échapper alors que je le menais aux douches. Mon collègue ici présent a pu l'arrêter par un croc-en-jambe. Ainsi, j'ai solidement attaché le condamné Sud à la rampe de ces escaliers avant de venir remercier mon collègue pour cette présence d'esprit.

- S'évader... Mon pauvre, vous n'avez donc plus aucun espoir. Tenter de vous évader alors qu'on vous mène aux douches. Savez-vous qu'il y a cinq murs en béton, cinq portes blindées et une douzaine d'hommes armés entre le lieu où nous sommes et l'extérieur ? Je me dois de réprimander un tel comportement. Buttley et Maurice, vous déposerez un rapport à mon bureau pour ce soir. Quant à vous mon pauvre jeune homme... Je sais que vous êtes désespéré, qui ne le serait pas à votre place, mais vous payez le prix de ce que vous avez fait. Et cette scène me montre que l'idée de votre châtiment à venir ne vous suffit pas. Je me vois donc dans l'obligation d'en référer au directeur et de demander la suppression de toutes sortes de privilèges... comme l'emprunt de livres à la bibliothèque de la prison, par exemple. Que cela serve d'exemple au condamné Ouest !"

Malgré les quelques  balbutions de révoltes que nous pûmes exprimer, dans une solidarité de condamnés,  la décision du sergent ne changea point.

Aujourd'hui, ça fait quatre ans que je vis en prison, et je n'ai jamais été plus malheureux. Aujourd'hui, il me reste quatre ans avant de mourir, et même si je reste au fond de ma cellule tout le temps, la vie ne m'a jamais autant apparu comme belle à vivre...

 

Dégradé 27

 

            Ca fait douze ans que j'ai tué un homme, neuf ans que la procédure d’appel a échoué, quatre ans que j'aurai dû déjà être mort. Une aiguille de Damoclès est accroché à mon bras, prête à se vider quand ces messieurs l'auront décidé. C'est bizarre : croire qu'à une date on sera mort... et vivre encore. Qui sait, peut-être qu'en fait, ils se demandent s'ils ne vont pas me gracier. Ca se fait, parfois. Peut-être que je ne vais pas mourir. Je serai libéré et je pourrai reprendre une vie normale. Ils ont dû se dire que j'étais trop jeune... que je ne pouvais pas savoir ce que je faisais... que... Que c'est parce que mon frère s'est fait tuer que je l'ai fait... que... Je ne sais pas. L'assassin de mon frère a été exécuté : il ne le méritait pas. Je le sais à présent. C'était un garçon comme moi. Paul me l'a décrit, il m'a dit comment il était avant... avant de tuer. C'était quelqu'un de normal. Après, il restait le même, mais sans plus aucun espoir. Son visage était creusé, son regard fuyant, sa voix tremblante...

Je pourrais peut-être leur dire aux gardiens, aux jurés. Mais qu'est-ce que je leur dirais ?

 

Dégradé 28

 

            Mon mauvais pressentiment s'est confirmé : le directeur vient de sortir de ma cellule. Je viens d'avoir mon repas préféré : des pâtes à la carbonara. C'est le menu que je demandais à ma mère chaque année pour mon repas d'anniversaire... Ici, c'est le cuisinier qui est venu me le demander.

Ce soir, ce n'est pas par la petite fente au bas de la porte qu'une assiette sale est entrée dans ma cellule. Non, c'est le directeur de la prison qui me l'a amenée, accompagné de mon gardien : ils ont frappé à la porte, se sont annoncés, m'ont apporté un beau plateau en bois avec de la belle vaisselle. Je pouvais voir au-dessus de mon assiette une légère fumée. J'imaginais déjà le goût des pâtes, moelleuses, les lardons tièdes contre mon palais et cette tiédeur dans tout mon corps... comme quand j'étais petit. Je me voyais déjà prendre le petit morceau de pain de campagne, le rompre, essuyer la sauce dans mon assiette... Je me régalais avant d'avoir porté la fourchette à ma bouche.

Je n'aurais pas dû.

 

En prison, même si les choses ont un bel aspect, à l'intérieur, il n'y a que de la répugnance : on offre un délai de vie, mais ce n'est déjà plus de la vie ; les gardiens se comportent bien durant les inspections, mais derrière, vous n'êtes que leur souffre-douleur ; certains prisonniers vous dénonceraient d'une faute non commise pour un privilège de plus ; même la nourriture présentée dans une belle assiette est molle, caoutchouteuse, fade, les sourires sont faux : rien n'est vrai, il n'y a que de l'hypocrisie.

J'avais entendu parlé du mythe du dernier repas d'un condamné : le menu est celui de nos rêves, il est servi avec tous les honneurs, le plateau et les plats brillent. Ce n'est pas vrai, ça ne se passe pas comme ça : le menu, on le choisit, mais ce qui nous est servi est immangeable ; le directeur vient en personne nous l'amener, mais sa seule envie c'est d'être au chaud, chez lui ; la vaisselle est belle, mais combien de condamnés ont vu leur mort annoncée par cette assiette...

           

            Un jour, quand j'étais plus jeune, j'ai discuté avec Luna de nos expériences respectives. Sa vie n'a jamais été drôle, je pouvais me considérer comme chanceux à côté d'elle. Mais une chose m'a surpris dans notre conversation : jamais elle n'a exprimé de regret, jamais elle n'a dit : " je voudrais tellement que mon père ait été gentil avec moi ", " je voudrais tellement que ma grand-mère me serre encore dans ses bras "... Elle m'a dit que le regret était inutile et qu'il ne permettait pas d'avancer : ce qui est fait est fait.

C'était sa devise.

 

Ce soir je viens d'apprendre que demain matin, à 4 heures, je vais mourir, par injection létale. Je me  sens seul comme jamais auparavant. Et je regrette tout. Je regrette que mon frère soit mort, je regrette d'avoir haï l'homme qui l'a assassiné, je regrette d'avoir, à mon tour, tué, je regrette de ne pas m'être levé au tribunal et de ne pas avoir plaidé ma cause, je regrette tout : mais surtout, je regrette d'avoir eu ce dernier repas. Il est 21 heures.

 

Vierge

 

Là-bas, il y a un monde que je ne connais pas.

Là-bas, il y a une couleur que je ne reconnais pas.

 

            Ici, il y a un monde qui n'appartient qu'à toi.

            Ici, il y a une couleur qui n'existe que pour toi.

 

Par là-bas, une force me pousse, mais je ne veux pas.

Par là-bas, une lumière luit à mes yeux, mais je ne sais pas.

 

            Par ici, c'est maintenant ton destin de venir.

            Par ici, tu vas voir quelle étape au cours de ta vie tu as bâtie.

 

Ici, je découvre une plaine où tout est d'une nuance que je ne connaissais pas.

Ici, je crois que je suis chez moi.

 

            Ici, être qui pense, pour les autres c'est la mort.

            Ici, être qui luit, ici, pour toi c'est la vie.

 

1ère Nuance

 

            Je dors mal.

            Je dors mal, alors j'écris.

            Je dors mal, alors j'écris les dernières heures de ma vie : je suis allongé sur ce que l'on peut appeler un lit, ce bloc de béton avec un matelas trop mou, cette couverture si fine... c'est mon triste abri de la nuit. Mes yeux se sont perdus sur le plafond gris sale. Une triste lumière jaunie se diffuse par les contours de ma porte. Une misérable fenêtre, pas plus grande que ma main et cadrée de barres de fer et de grillages, me renvoie l'obscurité nocturne : une sortie de secours condamnée.

Cette nuit je vais mourir. Des gens font la fête, d'autres l'amour ; certains travaillent, et d'autres dorment, moi je vais mourir, c'est mon occupation à moi. Cette nuit quelqu'un va venir me chercher, avec une drôle d'expression au fond des yeux. Ce soir, une vingtaine de personnes vont me voir mourir.

            J'ai mal dormi, alors je ne dors plus : les yeux sur le plafond, je l'ai vu gris, sale, morne, triste. Mais, il s'est éclairci pour devenir aussi bleu que ce ciel de beau temps, un jour de mai. A cet instant, un oiseau est passé devant mes yeux, suivi de toute une volée de ses congénères qui volaient en losange. J'étais émerveillé.

Toujours sur mon lit, j'ai poussé la couverture et je me suis levé, ma cellule n'avait plus de plafond : une sorte de boîte ouverte. J'ai baissé la tête et j'ai vu une ouverture sur le mur : je ne voyais qu'une lumière éblouissante qui éclairait ma cellule comme elle ne l'a jamais été jusqu'alors ; je pouvais sentir la chaleur du soleil qui me réchauffait.

Je suis descendu de mon lit, je me suis dirigé vers cette ouverture, pour sortir. Mais, mon corps refusait de passer, comme attiré vers l'intérieur. Un son me parvenait : une sorte de jacassement. En me retournant, je m'aperçus que deux canards étaient entrés dans ma cellule : ils étaient l'un à côté de l'autre et me regardaient fixement en caquetant. Je fis un pas vers eux, puis tombai à terre, mes jambes refusant de me porter une seconde de plus.

Les yeux fermés, j'entendais le caquètement des canards de plus en plus fort à mes oreilles. Et je distinguai un mot : " condamné ", toujours ce mot, qui me poursuit sans cesse. Puis d'autres mots sont venus le rejoindre : "  débarrassés ", " enfin mort ", " assassin ", " couic ". Et puis des rires, non... des caquètements... je ne sais plus. Mais quand j'ai ouvert les yeux, j'ai vu l'œillère de la porte se refermer et les gardiens qui gardaient ma porte ont éclaté de rire.

 

Dernière nuance

 

            Je sais que ma fin est proche. Et pourtant que de choses vont m'arriver : je vais rencontrer un prêtre, que puis-je lui dire à part que je regrette ? Je vais voir des gens, beaucoup de gens, je reconnaîtrai quelques visages, mais la plupart me seront inconnus, ils viennent pourtant tous pour me voir. Et puis toute cette procédure, et puis toute cette attente, et puis...

Les visages de la foule ne m'effraient pas, ils ne m'effraient plus. Après avoir mis sur papier mon dernier rêve, j'ai posé mon stylo et je suis retourné m'allonger. Mais un son étouffé est venu à moi. Pas le caquètement aigre des canards, non. Un murmure, un souffle, comme une voix d'enfant qui chuchote. Sur le mur aux inscriptions une silhouette s'est dessinée : celle d'un petit garçon, celle du petit garçon. Ses yeux étaient différents, plus doux, moins effrayés. Il bougeait les lèvres mais aucun son ne sortait de sa bouche... juste des murmures, comme des voix qui se mélangent, doucement. Puis, il a fermé les yeux et a prononcé quelques mots muets. Lorsqu'il a réouvert les yeux, trois mots ont résonné dans mon cœur : " Bon courage Billy ".

 

Vierge

 

Mon cœur s'accélère, les pas derrière la porte se font plus fréquents ; mes hallucinations se sont envolées, je ne rêve plus.

 

Trois coups viennent d'être frappés à la porte, mon cœur se glace.

 

La porte s'ouvre... Je pars. J'ai peur.

 

Je pars.

 

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===>  Livre d'or  <====