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Pile ou face (ou trèfle)

Par Thomas Burnet.

Célie glissa ses pieds hors de ses chaussons, enfila grossièrement les baskets de Tim et sortit chercher le courrier. Elle ouvrit la boite située à l’entrée du jardin, et en sortit trois lettres : le relevé trimestriel de son Livret A, un courrier promotionnel des 3 Suisses et un courrier de la sécurité sociale. Quand elle aperçut le logo de l’assurance maladie, son regard s’assombrit. Elle rentra lentement, sans quitter l’enveloppe des yeux, remit ses chaussons et rejoignit le canapé dans le salon. Elle attrapa le coupe-papier sur la table basse et ouvrit l’enveloppe. Elle ne fut pas surprise lorsqu’elle sortit le bon de vaccination. Elle réprima une envie de le déchirer tout de suite et se contenta de l’observer ; il portait, entre autres, son nom, son numéro de sécurité sociale, les noms des différents vaccins proposés et lui indiquait le centre de vaccination le plus proche de chez elle, dans une brasserie d’Avesnes-sur-Helpe, à sept de kilomètres de là.

Ce bon venait lui rappeler qu’elle devait faire un choix, et qu’elle n’avait pas envie de faire ce choix.

Sa main caressa son ventre. C’était à cause du bébé qui grandissait en elle qu’elle devait se poser cette question : devait-elle se faire vacciner contre la grippe A ? Elle n’avait pas l’impression que cette grippe était si dangereuse… Bien sûr, il y avait les cas exceptionnels que les médias et le gouvernement affichaient ostensiblement pour convaincre qu’il était vital de se protéger, mais les quelques malades dont on parlait dans le village s’en étaient sortis indemnes. Et puis, il y avait Lucile. Lucile, son amie d’enfance, vaccinée contre l’hépatite B en 1994 et qui se voyait petit à petit diminuée, atteinte depuis par une sclérose en plaques. Le malheur de son amie l’avait vaccinée contre les campagnes de vaccinations trop médiatiques.

Non, elle n’avait pas envie de se faire vacciner contre la grippe A. Mais elle n’était pas seule… Elle devait tenir compte de l’enfant qu’elle portait. Tim ne la pressait pas, mais elle sentait bien qu’il n’était pas rassuré. La veille au soir, il l’interrogeait encore, avec la subtilité qui le caractérisait si bien : Tu n’as pas encore reçu le bon de vaccination ? Tu as décidé de ce que tu voulais faire ? Devant la réponse évasive de sa femme, il avait ajouté, l’air de rien : Tu as regardé tes emails aujourd’hui ? Bien sûr qu’elle les avait regardés, bien sûr qu’elle avait vu le lien qu’il lui avait envoyé, amenant à un article rappelant l’intérêt pour les femmes enceintes de se faire vacciner.

Elle n’arrivait pas à se dire que c’était le bon choix. Mais n’arrivait pas non plus à se convaincre que ne rien faire était la bonne solution. Pourquoi avait-il fallu qu’elle tombe si vite enceinte ?

Elle baissa les yeux vers son ventre qui commençait à poindre tout en continuant à le caresser doucement. Si seulement elle pouvait savoir ce qu’il fallait faire, si seulement elle pouvait savoir comment les choses tourneraient.

************

- Quelle belle petite bande d’enfoirés !

- Tu n’y vas pas un peu fort, là ? rétorqua Célie, en posant la tasse de café devant Myriam. Cette dernière venait d’arriver, comme souvent le jeudi, pour passer l’après-midi avec sa petite sœur. Elle tournait et retournait le bon de vaccination entre ses mains et avait du mal à contenir son agacement.

- Un peu fort ? Tu te fous de moi là ? Tu as vu le bourrage de crâne qu’ils nous font ?! « Faites-vous vacciner, vous vous sauverez, vous sauverez vos proches, vous sauverez la France ! » Tiens, bientôt, ils vont nous dire que pour stopper le réchauffement climatique, il faut se faire vacciner ! Elle bouillonna un peu plus. Ils cherchent juste des cobayes, c’est tout ce qui les intéresse ! Ils n’ont aucun recul, et vaccinent au hasard ! On ne peut pas leur faire confiance ; leur vaccin, ils l’ont acheté avant même qu’il soit fait, alors ils vont pas dire qu’ils ont dépensé tout cet argent pour rien et qu’ils se sont plantés.

- Calme-toi Myriam ; de toute façon, je ne sais pas encore si je vais me faire vacciner ou pas. Je ré…

- Quoi je me calme ?! Quoi tu sais pas ?! C’est ta vie qui est en jeu ! Et  celle de mon neveu ou de ma nièce ! Tu oublies Lucile ?

- Bien sûr que non ! Mais toi, tu peux me certifier qu’à la fin de l’hiver, je serai toujours enceinte ?

- Mais qu’est-ce que tu vas penser ?

- Des gens meurent Myriam, des enfants meurent. Imagine que j’ai cette foutue grippe, et que le fœtus n’y survive pas. J’ai vu l’état de cette femme l’autre soir au journal, elle paraissait si faible. Comment veux-tu que je puisse faire grandir mon bébé si je suis au trente-sixième dessous ?

- …

- J’ai pris le parti de prendre le moins de risques possibles pendant ma grossesse : pas de lait cru, plus d’alcool, pas de viande saignante, plus de charcuterie… Et je ne me prive pas de fumer depuis trois mois pour que le petit meure de la grippe.

- Tu as pensé à ne plus sortir de ton lit aussi ?

- Arrête, tu sais très bien ce que je veux dire.

- Et toi aussi ! Tu ne peux pas arrêter de vivre. Et à quoi serviront tous ces efforts si ce petit grandit sans sa mère ?

- Tu m’énerves ! La future maman se leva et s’approcha de la fenêtre. De toute façon, tant que tu ne pourras pas me signer un truc qui me prouve que je risque plus à me faire vacciner qu’à ne rien faire, je continuerai à me poser la question.

************

            Célie éteignit la télévision d’un air las. Elle se doutait que cette émission ne l’aiderait pas à faire son choix, mais avait tout de même tenté le coup. Elle voulait rester informée, pour avoir toutes les cartes en main, afin de faire le bon choix. Mais cette émission avait été une succession d’avis, alternant les pros et les anti-vaccinations, brandissant des chiffres alarmants et dénonçant les défaillances d’un système qui devait s’adapter aux changements d’avis d’une population indécise.

- Cette vaccination est IN-DIS-PEN-SABLE !

- C’est n’importe quoi ! Si vous n’avez pas l’habitude de vous vacciner les années précédentes et que vous ne souhaitez pas le faire par la suite, il ne sert à rien de se faire vacciner cette année.

- Avec votre discours, Madame, la maladie va se propager telle une traînée de poudre. Vous assumerez encore ces propos lorsqu’au mois de mai, on comptera les survivants ?

- Ah le voilà ! L’épouvantail de la mort ! Oulala ! Vaccinez-vous ou vous mourrez ! Vaccinez-vous ou vous tuerez vos enfants ! Vaccinez-vous ou vous serez coupable de génocide ! Voulez-vous que je vous réserve une place dans le box des accusés lors du futur procès du scandale de la vaccination contre la grippe A ?

- Il n’y a pas eu de morts après la vaccination et les effets secondaires sont minimes, alors qu’il y a eu plus de 700 000 consultations pour la grippe A la semaine dernière ; sans compter les 22 morts !

- Et toutes les 6 secondes, un enfant meure de la faim !!! Vous vous souvenez, c’est ce qui s’est dit à la conférence de Rome où personne n’est venu ?! Toutes les six secondes !! Rien qu’en un jour, ça fait  14 400 décès ! Vous n’avez pas l’impression qu’il reste encore de la marge ?

Devant son poste, Célie avait voulu se lever et crier : Taisez-vous ! Elle ne comprenait plus rien au débat et elle ne pouvait pas se décider. Tim, sa mère, son médecin et Roselyne Bachelot lui conseillaient de penser à son bébé ; Myriam, son père, le monsieur en vert qui crie très fort et sa boulangère  lui disaient de rester vigilante et de penser à elle.

            Et elle, qu’est-ce qu’elle se disait ?

************

            Elle eut soudain l’impression qu’elle ne se disait rien. Elle attendait qu’on le lui dise. Elle comprit alors qu’elle ne cherchait ni des conseils, ni des informations, mais qu’elle attendait que quelqu’un choisisse pour elle. Elle pensait pourtant que, depuis le début de cette affaire, elle ne se comportait pas comme un bête mouton de Panurge, mais plutôt comme une citoyenne avisée et éclairée, qui questionne, qui s’informe… Elle réalisa qu’il n’en était rien et qu’elle n’était qu’un de ces moutons qui se jetaient à l’eau, uniquement parce que le mouton de devant s’était lui aussi jeté à l’eau. Il fallait juste attendre qu’un autre mouton auquel elle puisse s’identifier se jette à l’eau ou s’enfuie pour qu’elle suive le mouvement.

            Elle n’avait pas envie de faire le mouton. Il lui fallait choisir seule et assumer son choix.

            Deux solutions. Une bonne, une mauvaise. Ou alors toutes les deux bonnes. Ou toutes les deux mauvaises. On pense souvent à tord qu’il y a toujours un mauvais choix quand on est face à une alternative. Mais non, pas nécessairement. Ce n’est pas pile ou face. C’est pile, face ou trèfle. Ou bien carreau ou bien encore cœur. Ou des milliers d’autres possibilités. Car un choix en entraîne un autre : Je me fais vacciner, mais avec quel vaccin ? Quand est-ce que j’y vais ? Avec quelle voiture ? A quelle heure ? Je prends la nationale ou la départementale ? Je laisse passer cette voiture ou pas ? Si je ne me fais pas vacciner, je fais quoi ? Je vais faire les courses ? Dans quel magasin ? Je vais au cinéma ? Voir quel film ? Pour croiser quelles personnes ? Suivant une décision, d’autres choix, d’autres possibilités, d’autres vies.

Célie se perdait dans des considérations inutiles et n’avançait pas. Elle réalisa que ce qui l’embêtait le plus dans ce choix était qu’elle était obligée de le faire, car même si elle ne faisait rien, ça revenait à faire le choix de la non-vaccination, assumer une éventuelle grippe, une probable fausse-couche, voire pire.

Elle se leva et revint à la table de la salle à manger sur laquelle était posé le bon de vaccination. Elle attrapa une pièce d’un euro qui trainait sur le buffet. Jouer la vaccination à pile ou face, c’était tentant… Pile, j’y vais, face, je n’y vais pas. Elle avait entendu dire que c’était un bon moyen pour savoir ce qu’on voulait vraiment. Si le résultat était bon, on était soulagé ; si on était déçu, on savait alors qu’il fallait faire l’autre choix.

Elle posa la pièce dans sa main droite et hésita. Alors voilà, elle allait savoir. Son cœur accéléra. Elle eut un mouvement de tête, reprit la pièce dans sa main gauche et la reposa sur la table. C’était le moment de faire un choix, c’était le moment de prendre la décision. Seule, sans mouton qui aura montré la voie à suivre et sans pièce qui indique quoi faire.

Je me fais vacciner…

… ou pas ?

***********************

            Célie secoua son parapluie avant de le refermer. Elle sourit à l’employé municipal qui accueillait le public à l’entrée de la brasserie.

            Elle avait choisi en se souciant de la seule personne dont il fallait tenir compte, de la seule personne dont l’avis compterait lorsque l’avenir monterait qui avait raison et qui avait tord, de la seule personne qu’elle pourrait encore regarder en face malgré les conséquences. Elle-même.

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