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Le pays des vermeilles

Par Thomas Burnet.

C’était vendredi. Et le vendredi, sur France Inter, à sept heures cinquante-trois, il y avait François Morel. Ce n’était pas en raison d’une homonymie hasardeuse que François Morel souhaitait absolument écouter cette chronique, mais tout simplement parce qu’il aimait bien l’humour de l’acteur. Ce jeune comptable n’était pas un homme particulièrement organisé, sauf le jeudi soir. Toutes les semaines, ce soir-là, François Morel se préparait consciencieusement pour le lendemain matin, rangeant sur un tabouret ses vêtements, dressant la table du petit déjeuner, et rassemblant ses dossiers pour être sûr de ne pas être en retard. Les autres jours de la semaine, il partait de chez lui autour de huit heures, parfois avant, parfois après. Quand il partait avant huit heures, il entendait alors Stéphane Guillon ou Didier Porte, les autres chroniqueurs humoristes de la radio, qui étaient parfois amusants, mais tout de même bien en-deçà du niveau de son homonyme

En se levant, François Morel sourit : cette journée allait bien commencer, il allait bien rigoler. Cependant, ce vendredi matin ne s’annonça pas comme il l’espérait : son rasoir électrique refusa de fonctionner, ce qui l’obligea à passer par un rasage fastidieux à la main, la cafetière lui glissa des mains et il pesta de devoir éponger le sol de sa cuisine, et, il finit par casser le lacet de sa chaussure droite. Il réussit tout de même à partir de chez lui à sept heures cinquante. C’était juste, mais le temps qu’il regagne sa voiture, il devrait pouvoir encore entendre François Morel et voir ce début de journée catastrophique balayé d’un fou rire.

 Son ordinateur dans une main, sa sacoche sur l’épaule, il dégringola les escaliers du perron. De sa main libre, il fouilla une des poches de sa sacoche pour en extraire les clés de sa 1007, tout en traversant la chaussée. Alors qu’il faisait tourner les clés dans sa main pour accéder au bouton de déverrouillage des portières, celles-ci glissèrent de sa main. Par réflexe, il avança le pied pour essayer d’arrêter leur chute, mais elles rebondirent sur sa chaussure et disparurent à travers une grille d’égout.

François se pencha aussitôt, mais c’était trop tard. A quatre pattes, sur le trottoir, il regarda, dépité, son trousseau de clés au fond de la canalisation d’eau de pluie. Il lui était inutile de retourner chez lui chercher un éventuel double, celui-ci était bien rangé dans la boite à clé de sa sœur, sur la table de téléphone, car elle la lui empruntait quelques fois, lorsqu’il faisait du covoiturage avec des collègues. Il laissa échapper quelques jurons avant de chercher un moyen de récupérer son trousseau, car même si c’était fichu pour la chronique de François Morel, il lui fallait bien aller travailler.

Il pensa à une ficelle au bout de laquelle il pourrait placer un aimant, mais il savait qu’il ne trouverait aucun aimant suffisamment puissant pour remonter la grosse clé et le porte-clés auquel elles étaient accrochées. Il observa la grille d’égout : elle était certes imposante, mais suffisamment ajourée pour qu’il puisse essayer de la soulever. Il s’exécuta donc, après avoir retiré sa veste de costume et être allé la poser sur le capot d’une voiture garé tout près.

Il fut étonné de réussir à bouger la plaque à la main, et la déplaça sur le côté en expirant bruyamment. Il se pencha à nouveau au-dessus de la bouche d’égout et observa sa clé, deux mètres plus bas. Il n’avait pas plu depuis plusieurs jours, le sol paraissait donc sec. Il soupira d’aise d’avoir fait tomber sa clé dans la plus grande bouche d’égout des alentours un jour sans pluie. Il jeta un coup d’œil de chaque côté de la rue et commença à descendre le long de l’échelle poisseuse.

Arrivé au fond, il se baissa et ramassa ses clés. Il les regarda comme on regarde un ami qui nous a fait une bonne blague. Une boue humide recouvrait les murs et le sol ; ses clés en étaient couvertes. Il essaya de les essuyer mais la saleté de ses mains, glanée sur l’échelle en descendant, faisait que le résultat n’était pas très satisfaisant. Il se tourna vers l’échelle pour remonter.

C’est alors qu’il s’arrêta. Il venait d’entendre de la musique. C’était une musique très douce qui lui rappelait quelque chose. Il fouilla ses souvenirs pendant quelques instants mais ne put retrouver le contexte dans lequel il l’avait entendue. Il ne savait pas qu’il se trompait. Il remonta à la surface, curieux de découvrir la personne qui écoutait cette chanson, mais le son diminua. Il redescendit dans la bouche et l’entendit à nouveau. Il se pencha vers le tuyau d’égout qui repartait en direction du bas de la rue et entendit distinctement la musique venir de là. Il pensa à des ouvriers qui travaillaient plus loin sur le réseau, mais découvrit par terre un fil rouge brillant qui s’enfonçait dans le tuyau en direction de la musique. Il prit le fil, l’observa et se demanda ce qu’une ficelle de décoration faisait au fond d’une bouche d’eaux pluviales. Il tira dessus, mais elle ne vint pas, solidement accrochée, ou solidement coincée, à l’autre bout. Au fond de la bouche d’égout, des clés de voiture sales dans la main, François Morel était intrigué. C’est alors qu’un autre de ses sens fut interpelé : il sentait une odeur de fraise. Il fouilla sa poche et en sortit son téléphone portable. Il composa rapidement le numéro de téléphone de la secrétaire de DER et prétexta un problème de démarrage de sa voiture pour expliquer son retard.

Il raccrocha, glissa son portable dans la poche de son pantalon et se pencha devant le tuyau. L’odeur de fraise augmentait. Sa curiosité était trop forte : il devait aller voir ce qu’il en était. Il étudia le tuyau et estima qu’il devrait pouvoir s’y glisser. Il s’agenouilla sans vraiment croire à ce qu’il faisait, conscient qu’il venait de salir irrémédiablement son pantalon de costume, et commença à ramper, s’enfonçant dans l’égout sombre, vers la musique, l’odeur de fraise, le fil rouge dans la main droite.

C’était étrange. Il était là, à quatre pattes dans une boue à moitié sèche, étriqué dans ce tuyau étroit, avançant selon toute logique vers la prochaine bouche d’égout. C’était tellement stupide. Mais François Morel avait toujours été très curieux et n’aimait pas laisser des questions sans réponse. Il lui fallait donc savoir, même si ça impliquait l’exploration du réseau des eaux pluviales de Digoin.

Assez rapidement, il se retrouva dans l’obscurité. Dans sa main droite, le fil rouge glissait ;  c’était son fil d’Ariane de l’égout.

Cela faisait quelques minutes que François avançait ainsi et il n’avait pas l’impression de s’être rapproché de la musique, ou de la lumière de la prochaine bouche. Le tuyau était trop étroit pour qu’il puisse se retourner et juger de son avancée, il n’avait pour  guide qu’une musique lointaine, une odeur de fraise et un fil rouge.

Ce fil d’ailleurs, soudain s’arrêta. François tenait dans sa main l’autre bout de la ficelle, qu’il étudia en le passant entre ses doigts. Il avait pourtant tiré dessus avant de s’enfoncer et n’avait rencontré aucun obstacle lors de son trajet. Logiquement, en tirant dessus, toute la ficelle devrait venir d’un coup. Il tenta le coup, mais le fil semblait accroché cette fois-ci du côté de l’entrée de l’égout. Alors qu’il tirait à nouveau sur la ficelle, la musique s’arrêta et l’odeur se dissipa. Il appela, mais personne ne répondit à ses « hé oh ».

François Morel saisit l’incongruité de sa situation, à quatre pattes dans un tuyau d’égout, à parler tout seul. L’odeur de moisi et d’humidité remplaça rapidement celle des fraises, et il décida rapidement qu’en l’absence de mystère à résoudre, il ne lui restait plus qu’à rebrousser chemin.

Le retour en marche arrière fut plus laborieux, mais le comptable finit tout de même par s’extraire du tuyau étroit pour se redresser au fond de la bouche. Il avait pris soin de prendre avec lui l’autre extrémité de la ficelle et fut surpris de voir qu’il put aisément enrouler l’ensemble de la ficelle autour de sa main, sans que celle-ci ne soit bloquée à quelque endroit que ce soit. Il la fourra dans la poche de son pantalon maculé de boue et remonta le long de l’échelle, l’esprit perdu dans ses interrogations. Lorsqu’il émergea, au milieu de la rue, un autre mystère le surprit encore plus que les mystères de la musique, du fil ou de l’odeur.

François ne voyait que du rouge. L’asphalte était rouge, les voitures étaient rouges, le ciel était rouge, ainsi que les maisons, les arbres, le soleil ou même ses mains. Il avait l’impression d’avoir des lentilles rouges sur les yeux, et voyait le monde en nuances de rouge. Du rouge très clair au rouge très foncé, mais uniquement du rouge. Il cligna des yeux mais cela ne changeait rien à la couleur des choses. Il se frotta les yeux, mais ne réussit qu’à se mettre de la boue sur le visage et dans les yeux. Il revint rapidement vers sa maison. Sa porte en bois était rouge, la poignée grise était rouge et son porte-clés vert était rouge. Il courut dans la salle de bain, se lava les mains et observa ses yeux dans le miroir. Le bleu-gris avait fait place à du rouge, mais impossible de savoir si ses yeux avaient vraiment changé de couleur ou s’il les voyait ainsi parce qu’il voyait tout en rouge.

Il rappela la secrétaire de DER pour expliquer que le moteur de sa voiture était fichu et qu’il ne pourrait pas venir de la journée avant de ressortir de chez lui. Il fit un détour à l’approche de la bouche des eaux pluviales, toujours béante, et rejoignit sa voiture. Il démarra et prit la direction de l’hôpital de Paray-le-Monial.

Une fois sur place, il eut du mal à convaincre le personnel hospitalier du sérieux de son problème, son histoire étant pour le moins saugrenue : voir tout en nuances de rouge, à la suite d’une exploration des égouts pour trouver l’origine d’une musique et d’une odeur de fraise… ! Après lui avoir fait subir plusieurs tests, dont ceux concernant l’alcoolémie et les stupéfiants, les médecins se penchèrent enfin sérieusement sur son problème de vision. Lorsque Sophie arriva, après qu’il l’ait prévenue au milieu de l’après-midi, elle eut, elle aussi, du mal à le croire. Mais devant l’insistance de son fiancé, elle comprit qu’il y avait un vrai problème. Elle s’entretint tout de même avec l’équipe médicale afin d’être sûre qu’ils n’abandonnent pas la piste psychologique. François passa en parallèle un IRM, un électro-encéphalogramme et un scanner qui n’indiquèrent chacun aucun disfonctionnement.

Il ne le savait pas encore, mais ces examens n’étaient rien face à ceux qu’il passa dans l’année qui suivit. François passa de psychologues en ophtalmologistes, rencontra des naturopathes, des psychiatres, des neurologues, et essaya même un magnétiseur. On testa sa perception des couleurs, la correspondance entre les nuances qu’il voyait et les couleurs réelle, on fut surpris de constater que même le blanc et le noir étaient altérés et on explora autant que possible ses yeux, certains chercheurs souhaitant même l’opérer pour trouver l’explication à l’intérieur des globes oculaires. 

Son handicap ne l’empêchant pas de travailler, il continuait son activité de comptable chez DER, à Charolles. Ses collègues étaient au courant de sa particularité mais à part quelques regards intrigués au début, ils faisaient comme si de rien n’était.

Il passait beaucoup de son temps libre dehors à regarder la nature : il redécouvrait le monde dans des nuances de rouge qu’il ne connaissait pas. Les arbres, le ciel des jours d’orages, la mer au coucher de soleil, les champs, les montagnes,… il avait l’impression d’explorer une nouvelle planète et s’émerveillait de choses que, dans son ancienne vie, il ne remarquait plus. De ces longs moments de contemplation, lui vint l’envie de peindre. Il apprit seul, essayant de représenter avec le plus d’exactitude ce qu’il voyait. Il lui arrivait de s’échiner pendant plusieurs heures pour trouver le mélange de couleurs qui, dans ses yeux, donnait la bonne nuance de rouge. Il peignait toutes sortes de choses : des bâtiments historiques, des parcs, des forêts, des plages, des paysages de montagne, des lacs,… Mais il y avait une chose qu’il refusait de peindre, c’étaient les gens.  Voir la vie en rouge avait des inconvénients, et le plus pénible de ces inconvénients, c’était ce qu’il voyait des autres. Il n’aimait pas voir les gens en rouge, cela les rendait si uniformes ; il trouvait cela triste.  Le visage qui lui était le plus douloureux à regarder, c’était celui de Sophie ; ses cheveux brun et ses yeux vert lui manquaient terriblement.

            Ses peintures eurent très vite du succès, et il devint un peintre très à la mode. On s’arrachait ses œuvres à coup de millions. Sa vision monochrome le rendait sensible aux moindres détails et il savait utiliser la juste teinte pour représenter au mieux la beauté des couleurs. Ses toiles étaient, pour le commun des mortels, une explosion de couleurs, un feu d’artifice visuel.

            Il démissionna de DER, il fut invité à de nombreuses expositions à travers le monde, on se pressait pour lui serrer la main, pour le saluer ou tout simplement le voir. Il était surnommé Red Eye, le peintre du pays des vermeilles, mais continuait à signer ses œuvres de son vrai patronyme. On faisait des émissions et des livres sur son histoire et sur son handicap. Il devint un phénomène planétaire.

            Un soir, alors qu’il regagnait son hôtel après une soirée au ministère de la Culture où il avait été fait chevalier de la Légion d’honneur, il s’immobilisa au milieu du trottoir. Du coin de la rue, dépassait un petit bout de fil décoratif rouge brillant. Il fouilla dans sa sacoche et en sortit le fil que, pendant plus de quinze ans, il avait toujours gardé avec lui. Il compara les deux fils et constata qu’ils étaient identiques. Son cœur accéléra…

Bien sûr, il saisit le fil et le suivit à travers les rues parisiennes. Après quelques minutes, une musique lui parvint ; la même musique qu’il avait entendue au fond de l’égout. Il suivit le son et sentit bientôt l’odeur des fraises. Au fond d’une impasse, il découvrit un petit lecteur de cd et une assiette contenant cinq fraises, posés sur une cagette renversée.

Ce qu’il voyait le ramena à la question qui le taraudait depuis si longtemps : comment ? Comment une musique, une odeur et un fil avaient pu changer sa perception des couleurs ? Cette question du comment avait toujours prévalu sur le qui. Mais ce décor qu’il découvrait dans les rues parisiennes lui fit se demander qui pouvait être derrière tout ça, et quel pouvoir mystérieux lui permettait d’affecter ses yeux ?

Hormis Sophie, personne n’était au courant de l’épisode de l’égout ; il savait donc que la mise en scène qu’il venait de découvrir était plus que sérieuse. Il s’approcha en scrutant l’obscurité, mais ne vit personne. Il s’arrêta devant une ligne tracée au sol où il pouvait lire « ENCORE ? ». Juste après cette ligne, il y avait une flèche indiquant la direction de la cagette à côté de laquelle était écrit « STOP ? ». C’était un moment qu’il avait longtemps espéré, et maintenant qu’il arrivait, il se demandait s’il le souhaitait vraiment.

Le choix. Il avait le choix. Depuis qu’il voyait le monde en rouge, depuis qu’il avait mis le pied dans le pays des vermeilles, sa vie avait changé. Il était devenu un peintre célèbre, un homme connu à travers le monde. Grâce à ce handicap, qu’il avait su transformer en don, il avait réalisé des toiles considérées comme des chefs d’œuvre de la peinture du XXIème siècle. Sa vie avait changé.

Il ne savait pas s’il allait pouvoir continuer à peindre avec la même précision, il ne savait pas si son quotidien n’allait redevenir tristement banal, il ne savait pas…

Mais il passa tout de même la ligne et s’approcha du lecteur. La musique, toujours aussi douce, s’écoulait tranquillement des enceintes. Il saisit une des fraises, respira son parfum sucré et la croqua, en prenant soin d’éviter la queue. Il regarda l’assiette, toujours en nuances de rouge. Il profita de cette dernière image, avant de manger les quatre fraises restantes. Il déposa la dernière queue sur l’assiette et suça ses doigts tout en regardant le poste. La musique venait de recommencer. Il avança la main et positionna son index sur le bouton STOP. Il écouta une dernière fois la chanson avant d’appuyer.  

Il chaussa les lunettes de soleil qui traînaient dans sa sacoche et courut. Il courut à travers les rues de la capitale, en prenant soin de regarder le moins possible autour de lui. Les rares passants le regardaient avec étonnement, et il s’excusait rapidement auprès de ceux qu’il bousculait.

Arrivé à l’hôtel, il monta quatre à quatre les marches menant au quatrième étage, sortit sa clé magnétique et l’inséra dans la serrure électronique.

Il alluma la lumière, ce qui réveilla et fit grogner Sophie. Il sauta sur le lit et se posta devant elle. Elle émergea doucement en râlant.

- Ca y est, tu es content ? Tu as ta jolie médaille ?

- …

- Tu te la joues avec moi maintenant ? Je sais bien que tu restes sensible à la lumière du soleil, mais je ne sais pas si tu as remarqué, il fait nuit là !

- Enlève-moi mes lunettes !

- Je crois que je vais plutôt essayer de dormir ! Elle se recoucha.

- Non ! Sophie ! Il lui secoua le bras. Enlève-moi mes lunettes s’il te plait.

Le ton insistant de François surprit Sophie qui s’exécuta.

            Elle était là, avec sa peau rose clair, ses yeux verts, ses cheveux bruns. Elle était si belle.

            Il ne savait pas s’il allait pouvoir continuer à peindre aussi bien que lors de son passage dans le pays du vermeil, mais s’il pouvait à nouveau regarder Sophie telle qu’elle était, ça signifiait qu’il était maintenant au pays des merveilles.

 

FIN

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