Lundi 29 juin 2009, Chaville, un arrêt de bus.

 

            Le SAMU, les pompiers et la police furent prévenu à 8h05 qu’un problème venait d’avoir lieu à un des arrêts de bus du 171, qui relie Versailles à Sèvres, dans l’ouest de Paris. Une femme d’une vingtaine d’année venait de tomber à terre prise de convulsions. Les passants, paniqués, avaient appelé en vrac ces différents services d’aide aux personnes en danger. Les trois corporations arrivèrent donc avec quelques minutes d’intervalle. Mais c’est déjà trop tard. La jeune femme avait succombé, apparemment d’une asphyxie. Elle était vêtue d’un jean accompagné d’un débardeur jaune. Elle avait aux pieds des converses, et portait encore son sac à dos beige qui contenait un bloc-notes, un cahier, une trousse, et plein de bazar dans la petite poche du devant. Elle tenait aussi, dans sa main, une boite de tic tac vide. Le légiste dépêché sur place emmena assez vite le corps, réalisa une autopsie qu’il conclut temporairement par l’établissement de la mort par asphyxie. Il nota qu’il fallait déterminer la raison de l’asphyxie par des analyses toxicologiques qui prenaient plus de temps.

            A Grenoble, les enquêteurs s’étaient remis au travail. Edgar, sa mère et Alex travaillaient aux suspects et aux mobiles, Léon et Jean travaillaient sur la façon dont le tueur avait procédé. La mère d’Edgar avait contacté une de ses cousines qui avait été à la dernière cousinade en 2004, et qui lui en avait fait le récit.

D’après elle, cette journée avait été une réussite. Une véritable et belle réussite. Une partie des cousins issus de l’union de Thérèse Bustel et de Léon Figet s’étaient réunis. Un ensemble de panneaux affichés à l’entrée de la salle communale annonçait, entre autres, que Thérèse et Léon avaient vécus au début du 19ème siècle, dans le département du Lot, près de Cahors. Il y

avait
 eu le discours inaugural, présentant longuement la centaine de cousins qui avaient pu se libérer pour l’occasion ; il y avait eu la traditionnelle photo, où il est si difficile que tout le monde regarde au même moment le photographe, les yeux ouverts, en souriant si possible ; il y eut ce repas où les gens se retrouvaient mélangés à des cousins éloignés qui n’avaient en commun avec eux qu’un ou deux gènes rescapés du mélange génétique. Il y eut aussi ce jeu de piste en plein Cahors, basé sur les lieux de la vie des deux ancêtres. Il y eut enfin cette remise de cadeaux aux plus âgés des cousins, ceux qui avaient plus de 80 ans, et qui étaient ainsi honorés, car, on ne pouvait pas parier sur le fait qu’ils soient à nouveau là, dans cinq ans, pour la prochaine cousinade. Une belle cousinade, dans les règles de l’art. Au cours de cette journée, Thierry Gassepaz avait mis à profit ses talents d’animateur commercial pour présenter les cadeaux offerts aux cousins ayant passé le cap des quatre-vingts ans. Il avait réussi à maintenir l’ambiance pour cette partie du programme un peu longue, mais qui mettait à l’honneur les plus âgés.

Lorsque la mère d’Edgar avait interrogé sa cousine sur les incidents de la journée, celle-ci en trouva deux qui l’avait marquée : elle se souvint de André, un oncle éloigné, qui avait fait un scandale car il n’avait pas été inclut dans la liste de ceux qui méritaient d’avoir un cadeau, pour la simple raison qu’il n’avait que soixante-dix-neuf ans. Il avait quitté la salle de réception en colère et en parlant de « petits malins qui ne perdaient rien pour attendre ». Lorsqu’il entendit cette phrase, Alex fit répéter deux fois la mère d’Edgar pour être sûr d’avoir bien entendu. Ca paraissait presque un peu trop simple. Il lui demanda de continuer pour entendre le deuxième incident. Il s’agissait de deux jumelles d’une vingtaine d’années qui avaient, elles aussi, quitté la salle en faisant un esclandre. Tout ça parce qu’elles avaient été dans l’équipe qui avait perdu au jeu de piste dans Cahors, et estimaient que l’équipe concurrente avait largement triché.

Alex se prit la tête dans les mains. Trois suspects potentiels : un grand oncle de quatre-vingt-quatre ans, et deux jumelles mauvaises perdantes. Il savait bien que l’espèce humaine avait besoin de peu de raisons pour se comporter de façon totalement incongrue, mais là, ça paraissait tout de même maigre. Il remercia la mère d’Edgar, et téléphona au médecin légiste pour connaître l’avancée des analyses toxicologiques. Les nouvelles de ce côté-là étaient bonnes : M. Gassepaz était bien mort d’un empoisonnement à l’aconitine. L’examen gastrique leur avait appris qu’il n’avait mangé que du pain et but du café. Il fallait donc chercher tout d’abord dans le café, le lait et le sucre présent dans sa cuisine pour savoir précisément où était le poison avant de savoir comment il était arrivé là. Edgar lui apporterait les éléments nécessaires pour les analyses. Il raccrocha, prévint Edgar de ce qu’il devait faire, puis prit son manteau pour aller parler aux sœurs de M. Gassepaz. Au moment où il allait sortir de son bureau, son téléphone sonna.

- Commissaire Brot, j’écoute ?

- Bonjour commissaire. Ici le commissaire Noicas, du commissariat de Chaville dans les Hauts-de-Seine.

- Bonjour commissaire. Que me vaut cet appel ?

- Nous avons reçu un mémo émis par votre commissariat à propos d’un meurtre par empoisonnement perpétré dans votre circonscription.

- Oui. Vous avez eu un cas similaire ?

- Ce matin même, à un arrêt de bus.

- Qu’est-ce qui vous fait penser que nos deux affaires sont liées ?

- Hier, d’après les éléments fournis par votre mémo, il ne vous restait que six petits malins. Et bien aujourd’hui, il n’en reste plus que cinq.

- Vous avez eu un petit bout de feuille vous aussi ? Est-il découpé…

- Avec des ciseaux crantés, oui. En haut et en bas.

- Le message est écrit avec un feutre violet.

- Non, le notre est écrit avec un feutre bleu foncé.

- Il faudrait absolument procéder à une étude graphologique et à une comparaison des crantages du découpage. Mais il semble que ce soit le même tueur… Comment peut-il perpétrer un meurtre le dimanche à Grenoble et un autre le lundi à Chienville ?

- Chaville.

- Excusez-moi, je n’avais pas retenu… Pouvez-vous nous faire parvenir cette pièce à conviction ?

- A dire vrai, j’espérais plutôt que vous pourriez nous faire parvenir la votre…

Soudain, Alex sut qu’à cette affaire déjà très compliquée, allait s’ajouter des problèmes administratifs et humains qui ne pouvaient que ralentir l’enquête.

- Je pense vraiment que c’est à Grenoble, là où tout a commencé, nous devons concentrer les moyens de cette enquête…

- Ecoutez, commissaire Brot, apparemment nous sommes aussi bornés l’un que l’autre, et nous n’avons pas le temps de faire remonter tout ça à la hiérarchie pour savoir qui a raison. Pour l’analyse graphologique et pour vérifier la concordance des crantages, nous n’avons pas de besoin de l’avoir en main propre. Scannez-le, je vais faire de même et nous nous l’envoyons. Ainsi, nous aurons deux analyses et nous aurons plus de chances de ne pas nous tromper.

Alex fut soulagé par la proposition de son collègue qui semblait être aussi à cheval que lui sur les règles hiérarchiques. Une fois le scan reçu, il fut transmis aux analystes graphologiques qui allaient prendre en charge la comparaison des deux messages. Alex pensait qu’il allait bien falloir un moment ou un autre décider qui prendrait la charge de ce dossier, car, dans une enquête, il était toujours plus simple de n’avoir qu’une personne pour prendre les décisions importantes et donner la direction des recherches. 

Il rappela le commissaire Noicas pour avoir plus de détail sur l’affaire des Hauts de Seine et mutualiser leurs renseignements.

Il commença par écouter le récit du commissaire francilien : une jeune femme, Aline Gamber, âgée de 23 ans, était morte d’asphyxie ce matin, en attendant son bus. Elle était étudiante en licence d’histoire de l’art et partait à la bibliothèque François Mitterrand pour continuer à étudier l’histoire des œuvres d’arts, malgré la fin de ses partiels. On avait retrouvé dans la petite poche de son sac à dos une quantité impressionnante de bazar en tout genre : des papiers, des flyers, des prospectus, des CD promotionnels, une boite de pastilles pour la gorge, des mouchoirs, des programmes de festivals de l’été, et une enveloppe. Glissée entre deux papiers usés par le temps passé dans cette poche, elle passait inaperçue. En lieu et place de l’adresse, les enquêteurs avaient trouvé le nom de la jeune femme. En l’ouvrant, ils avaient découvert le texte suivant : 

 

« Les sept malins avaient décidé de se retrouver à la fin de la semaine.

 

Malheureusement, le second malin n’avait pas écouté sa maman et

 

mangea des bonbons après s’être brossé les dents. Il ne restait plus que cinq

 

malins. »

 

La boite de Tic Tac trouvée dans la main droite de la victime était en effet vide. L’examen gastrique était en cours, en même temps que l’analyse toxicologique, mais les soupçons des enquêteurs s’orientaient vers la présence d’une capsule de cyanure à l’intérieur des bonbons. Certaines personnes les gobant de façon automatique, portant la petite boite rectangulaire directement à leur bouche ; il était probable que la jeune femme n’ait pas remarqué de différence. Cela indiquait tout de même que le tueur connaissait suffisamment les habitudes des victimes pour réussir à les assassiner à leur insu.

Alex passa ensuite au récit de ce qu’il avait vécu la veille et le matin même et éclaira le commissaire Noicas concernant le rendez-vous des « sept malins » de la fin de semaine. Le commissaire demanda à l’un des inspecteurs d’appeler les officiers qui enquêtaient chez mademoiselle Gamber et de se renseigner quant à sa participation à une cousinade dans le Lot le samedi qui devait suivre.

Le commissaire Noicas tenta de résumer la situation : « Nous avons donc deux victimes, qui vivent à des centaines de kilomètres de distance. Rien ne semble les relier, si ce n’est ce message qui déroule l’histoire de sept malins, un peu à la façon des Dix petits Nègres d’Agatha Christie. Et nous connaissons tous les deux la fin de cette histoire… Il semblerait que ces deux personnes devaient se retrouver samedi prochain dans le Lot pour assister à une cousinade, même si cette information reste à vérifier pour la seconde victime. Il est fortement probable que d’ici à samedi, nous découvrions encore cinq victimes. Il est impossible de prévoir où, mais il est presque sûr que ce sera quelqu’un qui doit participer à cette cousinade. Si j’ai bien compris, nous avons environ cinq cents personnes à prévenir et à surveiller ! Le tueur, ou les tueurs – rien n’est à exclure – est très bien organisé. Les trois suspects que vous avez pu cerner constituent un point de départ, mais il nous faut d’autres pistes, sans quoi nous ne pourrons pas avancer. Le temps joue contre nous, il faut centraliser. Vous allez me trouver un peu orgueilleux, ou prétentieux, mais je pense que notre commissariat doit mener l’enquête : nous sommes près de Paris, nous avons accès à plus de matériel que vous, et cela n’empêche pas une étroite collaboration où vous aurez votre mot à dire ; c’est juste « administratif ». Qu’en pensez-vous ? »

            Alex accepta de guerre lasse. Il fallait se concentrer sur l’enquête et pas sur des débats internes entre Paris et la province. Même si cela serait ressenti ainsi par toute l’équipe, Alex savait que c’était la solution la plus sage. Il accepta et ils rédigèrent un second mémo à tous les services de police qui avaient dans leur giron un membre de la famille Figet – Bustel. Les deux informations importantes à vérifier pour toute personne retrouvée morte : un bout de papier découpé avec une histoire concernant sept malins, et la participation à une cousinade dans le Lot.

            La journée était déjà bien avancée lorsque le commissaire grenoblois raccrocha. Il sentait un peu dépassé par l’ampleur du phénomène. La discussion avec le commissaire Noicas avait eu un réel avantage : il lui fallait maintenant laisser de côté l’entrevue avec les sœurs de la première victime et contacter de toute urgence l’organisateur de la cousinade. Deux morts, c’était trop. Il fallait faire quelque chose, mais est-ce que l’annulation de la cousinade pouvait endiguer le massacre ?

            La personne à contacter pour confirmer sa présence était Marcel Figet, un des descendants qui portait encore le nom de famille de son aïeul. L’homme habitait Cahors. Il composa le numéro de téléphone qui se trouvait sur l’invitation récupérée chez M. Gassepaz et entendit deux tonalités avant qu’un vieil homme ne décroche :

- Allo, oui ?

- Bonjour Monsieur, Commissaire Brot, du commissariat de Grenoble. Etes-vous M. Marcel Figet ?

- Oui, c’est bien moi. Vous m’appelez pour me parler de Thierry ?

- Oui, monsieur, je vous présente toutes mes condoléances.

- Merci monsieur le commissaire.

- Je ne vous dérange pas ?

- Oh, non monsieur le commissaire. C’est un bien triste malheur que l’on m’a annoncé là. Lui qui se faisait une joie de venir à notre cousinade de samedi prochain. Un homme si simple, si gentil. Et quel humour ! Il avait mis une très bonne ambiance à la dernière cousinade, il y a cinq ans. Vous l’auriez vu !

- Vous avez été prévenu par ?

- Chantal, sa mère. Elle m’a appelé pour me faire part de cet événement si triste. Elle m’a demandé comment nous allions nous adapter à ce triste événement.

- Et puis-je vous demander comment vous compter faire ?

- Bien sûr. Nous commencerons la journée par trois minutes de silence en l’hommage d’un des nôtres, qui nous a malheureusement quitté trop tôt. Mais vous savez, quand Dieu vous rappelle à lui, il est difficile de refuser.

- Avec tout le respect que je dois monsieur, je ne pense pas que Dieu y soit pour quelque chose dans tout cela. M. Gassepaz a été assassiné.

- Comment !

- Mme Gassepaz ne vous l’a pas dit ?

- Non, elle m’a juste appris la mort de notre cousin. Oh ! Mon Dieu ! Assassiné dites-vous ? Mais alors, quelqu’un a planifié et exécuté son meurtre ?

- Je ne peux pas trop vous en dire, l’enquête est en cours, mais c’est possible.

- Oh mon Dieu ! Mais qui a bien pu faire une telle horreur ? Et pourquoi Thierry ? Il était si gentil !

- Monsieur, si je puis me permettre, vous ne savez pas qui pourrait lui en vouloir ?

- Thierry ? Que quelqu’un lui en veuille ? Personne, voyons ! Il y aurait bien Jacques, mais de là à tuer pour cela…

- Jacques vous dites ?

- Oui, Jacques Perlinois, un autre de nos cousins. Il avait présenté la remise de cadeaux lors de la première cousinade, il y a dix ans. Mais il n’avait pas vraiment mis l’ambiance. J’avais donc proposé à Thierry pour notre dernière réunion d’assumer la présentation des cousins à qui nous offrions un cadeau. Mais vraiment, de là à organiser son assassinat !

- Je préfère ne négliger aucune piste. Autre chose concernant M. Gassepaz ?

- Non, je ne crois pas. Alala ! C’est Aline qui va être triste. Elle aimait tellement l’humour de son cousin.

- Aline ? Vous parlez d’Aline Gamber ?

- Oui, comment la connaissez-vous ?

- Euh… comment vous dire… Mademoiselle Gamber est décédée ce matin. La piste de l’assassinat n’est pas exclue.

- QUOI ?!

- …

- Aline ? Morte ? Une jeune fille si gentille. M. Figet se mit à pleurer.

- M. Figet ? Voulez-vous que nous en reparlions plus tard ?

- Je crois que oui. Oh mon Dieu ! Aline… Mais. Deux personnes ? Deux cousins ? Mais qui fait ça monsieur le commissaire ? Qui fait ça ?

- Je n’ai aucune réponse à vous donner monsieur Figet, et croyez bien que j’en suis fortement désolé. Avant de vous laisser Monsieur Figet, je vous en prie, reconsidérez la question : ne pensez-vous pas qu’il faudrait annuler la réunion de samedi ?

- Annuler ! Ca jamais de la vie ! Notre famille va fêter les deux cents ans de l’union de nos aïeux. Pensez-vous que je serai là à vous parler si notre famille s’était arrêtée de vivre pendant les heures sombres de l’histoire de France ? Que pensez-vous que faisaient mes parents pendant la seconde guerre mondiale ? Vous pensez qu’ils donnaient les résistants pour pouvoir vivre plus librement ? Non, ils ont souffert. Ils ont perdu des membres de leur famille mais l’honneur était sauf. Non, monsieur le commissaire. Ces mauvaises personnes peuvent essayer de nous toucher, mais ils n’y arriveront pas. Notre famille est bien trop forte pour cela. Nous n’annulerons pas, même s’il ne reste plus qu’un seul membre de la tribu Figet – Bustel !

- D’accord, excusez-moi M. Figet. Je vous rappelle plus tard.

- Au revoir monsieur le commissaire.

            Alex avait préféré couper court. Il était apparemment tombé sur un acharné du lien familial. Il se demandait s’il ne fallait pas faire une déclaration à la presse pour essayer de toucher le maximum de personnes de la famille et éviter peut-être un massacre, si seulement annuler cette maudite réunion suffisait…

 

Chapitre 3