Les dix petits Nègres

 

 

(Sauf qu’ils ne sont pas dix, qu’ils ne sont pas

 

 petits et qu’ils ne sont pas noirs de peau…)

 

 

Par Thomas Burnet.

 

 

Dimanche 28 juin 2009, Grenoble, un petit appartement.

 

Les enquêteurs entrèrent vers 15h03 dans l’appartement de la victime, un homme de 46 ans.

- Alors, de quoi s’agit-il aujourd’hui ? Les gens n’ont rien d’autre à faire le dimanche que de tuer. Si au moins ils pouvaient respecter cela : nous laisser profiter de notre dimanche ! Mon fils avait un match de foot aujourd’hui. La finale du championnat de la circonscription. Tu imagines !

- Oui, je sais bien. Pour moi c’était la compétition de gymnastique de ma fille. Bon, autant que ça serve à quelque chose : pour aujourd’hui, c’est un homme, apparemment célibataire, de 46 ans, qui est mort le nez dans son bol de café au lait.

- Meurtre du matin, meurtre sans larcin ? A voir l’appartement, on peut exclure la piste du vol. Reste à avoir l’heure précise de la mort, mais il semblerait à l’odeur que ça ne date pas de plusieurs jours. Il faudrait donc interroger les voisins pour avoir plus de détails. Edgar, tu veux bien te charger de ça ?

- Pas de problème Alex.

- Jean, tu veux bien voir avec le concierge pour l’identité de notre victime dominicale. Plus vite on saura qui est cet homme, plus vite on pourra savoir comment il est mort. Moi, je vais observer la cuisine et savoir ce qui a fait affirmer au légiste qu’il s’agissait là d’un empoisonnement, avant même d’avoir touché le corps.

 

            Le commissaire Alexandre Brot se dirigea vers la cuisine et découvrit l’homme qui l’empêchait d’assister sous une petite bruine du mois de juin au match de foot de son fils. Un homme de taille moyenne, environ 1,70 m, les cheveux châtains. Il était vêtu d’un jean et d’un T-shirt et avait littéralement le nez dans son bol de café au lait, le liquide marron clair ayant éclaboussé toute la table de la cuisine. Ses mains pendaient le long de son corps et on pouvait voir dessus de nombreuses tâches violettes. Ces tâches se voyaient aussi sur les bras, les oreilles, les joues et dans le cou de la victime. Forte probabilité d’un empoisonnement à l’aconitine. Alexandre savait maintenant pourquoi il avait été dépêché un dimanche après-midi. Un mois plus tôt, ils avaient vu circuler sur un site de vidéos en ligne un film où une personne se suicidait à l’aconitine. Vidéo qu’il avait fallu interdire en raison du caractère choquant des images. Cela avait marqué et Alexandre eu un sentiment de compassion pour ce qu’avaient du être les derniers moments de souffrance de cet homme. Alexandre eut un frisson, puis regarda autour de lui pour connaître un peu mieux la victime. Il vit sur le réfrigérateur de la victime une invitation. Il s’approcha pour la lire et découvrit que la victime était conviée à une cousinade le samedi suivant à Cahors, dans le Lot. Restait à savoir ce qu’était une cousinade… Il avait aussi deux places pour aller voir le concert de Johnny Hallyday, le mercredi suivant, à Grenoble. Alexandre vit sur les billets qu’ils avaient été achetés en décembre 2007. Il se dit que le pauvre ne s’imaginait sûrement pas mourir quelques jours avant ce concert… Il revint dans l’entrée et croisa Léon, un jeune inspecteur, nouveau dans son équipe et débutant sur le terrain, qui lui apportait le courrier de la victime.

- Alex, voilà le courrier de la victime. J’ai mis de côté toutes les factures et le courrier administratif. D’après les publicités, ça fait un bon mois qu’il s’est absenté. Voilà le courrier qui semble plus personnel, je vous laisse le regarder.

- Merci Léon, bon travail. Tu peux éplucher le reste du courrier pour connaître un peu mieux sa situation.

- J’y vais.

            Alexandre aimait bien son équipe. Edgar, Jean et Léon… Trois bons gars. Il n’avait trouvé aucune raison pour qu’ils ne s’appellent pas par leurs prénoms, même si c’était hiérarchiquement incorrect ; ils travaillaient ensemble et sans eux, il ne pourrait résoudre aucune enquête. C’était une façon de les respecter et de respecter leur travail.

La première lettre qu’ouvrit Alexandre était un faire-part de naissance d’un ami de fac de la victime, qui s’appelait Thierry Gassepaz. La seconde lettre provoqua une réunion urgente du commissaire et de ses lieutenants. Dans une enveloppe tout simple, il avait trouvé le haut d’une feuille de papier, environ 5 cm. Le bout de feuille avait été découpé avec un ciseau cranté. Sur cette feuille, au feutre violet, il découvrit un petit texte :

 

 

« Les sept malins.

 

 

Les sept malins avaient décidé de se retrouver à la fin de la semaine.

 

Malheureusement, le premier malin voulut sentir une jolie fleur de si près

 

 

qu’il l’avala. Il ne restait plus que six malins. »

 

Les quatre hommes se regardèrent et c’est Léon qui prit la parole en premier :

- Aïe.

- Je ne vous le fais pas dire. Ca pue le tueur en série.

- Vous ne pensez pas que vous allez un peu vite Alex ?

- Oh que non ! Regarde : le premier malin, c’est Thierry Gassepaz. Il a avalé de l’aconitine. Il en est mort. Il nous reste six victimes potentielles. C’est inspiré des Dix petits Nègres d’Agatha Christie.

- J’avais aussi remarqué, ma fille l’a lu cette année avec sa prof de français, ajouta Jean. Mais le tueur parle d’un rendez-vous en fin de semaine… Quel rendez-vous ? Et puis la fin de semaine, c’est aujourd’hui ! On va se retrouver avec six autres morts aujourd’hui ?

- Pas nécessairement. Sur le réfrigérateur, j’ai vu deux choses : deux billets pour le concert de mercredi de Johnny, et une invitation pour une cousinade samedi prochain. Mais je ne sais pas ce que c’est qu’une cousinade ; ça doit sûrement être…

- Samedi prochain vous avez dit ? Dans le Lot, à Cahors ?  

- Oui, pourquoi demandez-vous cela Edgar ?

- Parce que je pense que cet homme était mon cousin !

- Votre cousin ?

- Oui. Une cousinade rassemble l’ensemble des descendants d’un couple. Pour notre famille, il s’agit de Thérèse Bustel et de Gustave Figet, deux de mes ancêtres qui ont vécu au dix-neuvième siècle dans le Lot, aux environs de Cahors. J’avais pris ma journée de samedi prochain pour y aller. Je savais que je n’étais pas le seul cousin dans la région, mais je ne pouvais pas imaginer que quelqu’un s’en prendrait à ma famille.

- Edgar, je dois vous demander si vous voulez prendre quelques jours. C’est quelqu’un de votre famille et même si vous ne le connaissiez pas, cela vous affecte plus qu’à l’accoutumée.

- Ca devrait aller Alex. Je dois continuer. D’autant plus que je pourrais vous donner des renseignements sur ma famille ou entrer plus facilement en communication avec les organisateurs de la cousinade.

- Bon, Jean et Léon, continuez à interroger les voisins, à fouiller l’appartement. Avec Edgar, on va essayer de trouver qui aurait pu faire ça.

Les deux inspecteurs s’éloignèrent pour continuer l’enquête. Alex et Edgar s’installèrent dans le canapé du salon. Alex sortit un cahier et l’ouvrit à une page vierge.

- Allez Edgar, on essaye de mettre le plus d’infos sur le papier concernant votre famille, votre cousin et cette fameuse cousinade.

- Pour le cousin, c’est facile, je ne le connais pas. Pour la famille, c’est à peu près semblable. En fait, cette cousinade sera la troisième. Je n’ai jamais pris le temps de me rendre aux deux premières. Mais là, toute ma famille proche s’y rend, Mamée Josette (la mère de ma mère) y va pour la seconde fois, elle va avoir quatre-vingt-sept ans et ça fait assez longtemps que je ne l’ai pas vue ; je ne sais pas si j’aurais encore beaucoup d’autres occasions de la voir,… Et puis surtout cette année on célèbre les deux cents ans de l’union de mes ancêtres. Je trouvai ça sympa de m’y rendre, de voir tous ces gens issus de l’union de deux personnes.

- Parti comme c’est parti, on ira tous voir ces gens issus de l’union de ces deux personnes. Donc, Thierry Gassepaz, vous ne le connaissiez pas du tout ?

- Non. Absolument pas. Ca fait deux cents ans que Thérèse et Gustave se sont mariés. La famille est répandue un peu partout en France et dans le monde aussi.

- Vous avez un moyen de savoir où ?

- Je crois oui… Si j’arrive à remettre la main dessus. Lors de la dernière cousinade, il y a cinq ans…

- Cinq ans ?

- Oui, c’est le rythme que la famille a adopté. Une fois tous les cinq ans. Je disais … ? Oui. Donc, il y a cinq ans, ma mère m’a envoyé le petit fascicule réalisé par un cousin féru de généalogie. Il avait fait une carte de France répertoriant tous les cousins. Je peux vous dire donc, si je le retrouve, les endroits où j’avais des cousins il y a cinq ans.

- C’est déjà ça. Allez-y tout de suite Edgar, on se retrouve ce soir pour un débriefing au commissariat, vers vingt heures.

 

            L’enquête au domicile de M. Gassepaz informa les enquêteurs que l’homme était animateur commercial dans une grande surface de la banlieue grenobloise. Le légiste établit la mort de l’homme le matin même. Il était apparemment revenu d’un voyage d’un mois aux Etats-Unis, qu’il avait fait seul. La question qu’ils n’arrivaient pas à résoudre, hormis le pourquoi, c’est comment cet homme avait été empoisonné. Les analyses lancées après l’autopsie prenaient au moins un jour et il leur fallait donc attendre. Léon avait émis l’hypothèse que l’homme était parti en informant ses proches de son départ, qu’un de ses proches, qui avait peut-être ses clés était venu disposer le poison dans un produit de la vie courante de l’homme et que lorsque celui-ci est revenu, il s’est empoisonné. Thierry Gassepaz vivait seul, mais il était le frère cadet de deux sœurs. Ses parents et ses sœurs furent prévenus. Edgar ne les connaissait pas non plus ; mais les parents d’Edgar avaient passé une fois des vacances avec ceux de Thierry dans leur jeunesse. Le fascicule de la famille Figet - Bustel apprit aux enquêteurs que la victime avait des parents dans de nombreux départements de France. Quelques endroits étaient plus peuplés, comme le Lot, La Savoie, l’Ile-de-France, l’Ille et Vilaine, et l’Alsace. Il avait aussi de la famille à l’étranger, notamment en Suisse, en Grande-Bretagne, au Mexique, au Japon et en Hongrie. Jean proposa d’envoyer un message aux services de police des départements français concernés et aux ambassades françaises sur le terrain. Alex approuva pour les départements, mais trouva prématuré d’avertir les ambassades. Il pensait qu’il fallait attendre au cas, peu probable au regard de la situation, où leurs hypothèses seraient fausses. Vers 21h30, ils rentrèrent chez eux prendre un peu de repos. Le lendemain, ils auraient sûrement beaucoup de travail.

 

Chapitre 2