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La mare de Merlin

 

Par Thomas Burnet.

 

Mathieu se rapprocha de la mare boueuse perdue au fond de la forêt de Saint-Rémy l’Honoré. Le vieil homme de soixante-seize ans avait un étrange sourire. Il était vêtu d’un costume qui détonnait avec l’environnement dans lequel il se trouvait. Il s’assit sur une vieille souche, et consulta sa montre, l’air pensif. Il attendait quelqu’un, mais ne paraissait pas impatient ; il savait que quelqu’un viendrait, même s’il ne savait pas qui viendrait.

En attendant que son mystérieux rendez-vous n’arrive, il ferma les yeux, et se concentra pour remonter très loin dans ses souvenirs, jusqu’au

9 juin 1990 :

« Alfred ! ALLLLLLLLLLFRED ! ».

 

Aucune réponse.

 

Mathieu, huit ans, n’était pas du genre peureux ; mais il venait de perdre son nouvel ami, nommé Alfred, dans un bois qu’il ne connaissait pas, le Bois des Graviers. Ce bois était tout près de sa nouvelle maison dans l’Allée du Mare Galant à Saint-Rémy l’Honoré, dans le département des Yvelines. Dans cette allée, quelques jours plus tôt, il avait fait la connaissance d’Alfred, un jeune garçon de son âge avec qui il avait naturellement sympathisé. Alfred lui avait proposé d’aller jouer aux chevaliers dans le Bois des Graviers, mais Mathieu l’avait perdu au détour d’un arbre. Il se retrouvait maintenant seul dans ce bois, ne sachant plus par où repartir. En cherchant son chemin, il arriva devant une mare boueuse, encerclée par un haut talus, qui sentait fortement l’eau croupie. Il vit une petite fille brune, assise sur une vieille souche, au bord de la mare. Elle paraissait rêveuse. Elle portait des vêtements étranges et Mathieu pensa que c’était sûrement la mode des gens de Paris. Ses longs cheveux bruns cachaient une partie de son visage, mais, dès lors qu’il la vit, il sentit qu’il pouvait en tomber amoureux !

- Bonjour !

- Bonjour !

- Comment t’appelles-tu ?

- Je m’appelle Marie. La jeune fille parlait avec un accent anglais. Et toi, quel est ton nom ?

- Je m’appelle Mathieu. Mais toi, tu as un drôle d’accent, tu n’es pas française ?

- Oh si ! Je suis française, mais je suis née à Londres.

- Comme ma mamie !

- C’est drôle ça. Ta mamie vit encore à Londres ?

- Non, ça fait longtemps qu’elle est revenue en France. Je crois que c’était… euh… en fait je ne me souviens plus très bien… Je mélange encore un peu les grands nombres, mais je pense que ça fait bien quarante-dix ans.

- Dear God ! Ca a l’air de faire longtemps !

- Ben oui ! Mais toi, pourquoi es-tu revenu des Etats-Unis ?

- Non, d’Angleterre.

- Ben, ils parlent anglais pourtant à Londres. Je pensais que les anglais vivaient tous aux Etats-Unis.

- Non, ils vivent aux Etats-Unis, mais aussi en Angleterre ! D’ailleurs réfléchis un peu : « anglais » – « Angleterre » ! Ca se ressemble !

- C’est vrai, on entend « angle » dans les deux. Alors, pourquoi tu es revenue en France ?

- C’est à cause du travail de mon papa. Son travail a fermé les bureaux de Londres, et comme il doit revenir travailler à Paris, ben on est revenu en France.

- Moi, c’est un peu pareil, je viens de déménager. J’habitais à Guérande, en Loire Atlantique, et puis mon papa a perdu son travail alors on a du venir près de Paris pour qu’il en retrouve un autre.

- Et ça a marché ?

- Oui, il a un travail, mais maintenant, moi, je n’ai plus d’amis, ni d’amoureuse. Et ma maîtresse est moins gentille que celle que j’avais à Guérande.

- C’est pareil pour moi. Mes amis sont restés en Angleterre, et les enfants de mon école se moquent de moi à cause de mon accent. Ils m’appellent la Rosbif !

- Moi je trouve ça très mignon cet accent. Les deux enfants rougirent en même temps.

- Merci.

- Mais je pense qu’il ne faut pas s’en faire. Ca a l’air d’être dur comme ça au début, mais après, quand ça fera plus longtemps qu’on sera arrivé, on aura plein de copains. Et puis maintenant, tu m’as moi comme copain.

- C’est vrai, c’est bien. Mais tout de même… J’aimais bien Londres, c’était une grande ville. Ici, je ne sais pas si je pourrais me plaire.

- Oh ! Ben si quand même. Mon papa m’a dit qu’ils avaient une équipe de foot, un club de judo, et même du basket ! Mais pour ça il faut être grand. J’aimerais bien être aussi grand que mon papa !

- Et moi j’aimerais être aussi belle que ma maman.

- Tu es déjà très jolie.

- Merci. Marie leva les yeux au ciel et déclara, un peu inquiète : Oh ! Mathieu ! Il faut que je rentre, il est déjà tard. Mathieu ne comprenait pas trop pourquoi elle disait ça après avoir regardé le ciel, mais il ne voulut pas la faire rester plus longtemps, de peur de s’attirer des ennuis avec les parents de la jeune fille. Elle continua : Ca m’a fait plaisir de parler avec toi. J’espère que tu vas te faire des copains, et que je vais me faire plein de copines.

- Ben ça, j’en suis sûr. Et puis sinon, on jouera ensemble dans la cour de l’école.

Marie était déjà en train de partir lorsque Mathieu acheva sa phrase.

            Il se retrouva seul près de la mare. Il ramassa un bout de bois par terre et le lança au milieu de la mare où il s’enfonça lentement, en faisant de bruyantes bulles. Il se retourna lorsqu’il entendit des pas derrière lui, mais au lieu de la jeune demoiselle qu’il espérait revoir, il découvrit Alfred, son nouveau voisin qui fit une drôle de tête en le découvrant dans ce lieu.

- Qu’est-ce que tu fais là ?

- Ben je te cherchais.

- Ca fait longtemps que tu es au bord de la mare ?

- Je ne sais pas… pourquoi ?

- Tu ne sais pas ce que c’est que cette mare ?

- Je suis nouveau ici, je ne connais rien. Et puis c’est toi qui m’as amené ici !

- Oui, c’est vrai. Mais il ne vaut mieux pas mettre les pieds par là. Viens, on s’en va, je vais t’expliquer en rentrant.

Mathieu se demandait ce qui pouvait bien effrayer autant Alfred, au point de le faire déguerpir de la mare aussi vite. Alfred attendit quelques minutes, puis il reprit :

- Cette mare, elle s’appelle la mare de Merlin. On raconte que c’est un endroit maudit où viennent des fantômes.

- Arrête, tu me fais peur.

- Non, c’est vrai ce que je te dis. Y’a une copine d’un copain du petit ami de ma sœur qui a vu le fantôme de la dame blanche qui voulait essayer de l’entraîner au fond de cette mare.

- Arrête je te dis ! Je n’aime pas quand on me parle des fantômes.

- Excuse. Mais il fallait que tu sois au courant. Il ne faut jamais s’approcher de la mare de Merlin !

-…

- Tu n’as vu personne toi ?

Mathieu n’avait pas très envie de parler de sa rencontre avec Marie. Il ne voulait pas que son voisin lui raconte des histoires de fantômes à propos de la jeune fille qu’il venait de rencontrer ; pour lui, c’était Marie, la belle jeune fille qui vient d’Angleterre. Au besoin, il lui en parlerait le lendemain, après qu’ils l’aient vue pendant la récréation, afin de prévenir tout mensonge. Mathieu répondit donc par la négative et changea de sujet.

            Le lendemain, Mathieu ne vit aucune Marie à l’école, et, lorsqu’il demanda à la maîtresse s’il y avait une petite fille qui venait d’Angleterre à l’école, elle l’informa que non. Il commença à croire un peu plus aux histoires d’Alfred et se promit de ne plus jamais traîner près de la mare de Merlin. Cependant, il se rappela plusieurs fois sa discussion avec la jeune fille, et, quand il se sentait loin de ses amis guérandais, il imaginait la petite anglaise à ses côtés, et lui confiait sa tristesse. Ainsi, il se sentait moins seul.

Ş

Mathieu sourit au souvenir de Marie. S’il avait su à l’époque… Il n’y avait toujours personne auprès de lui. Ce n’était pas grave, il n’était pas pressé. Il ferma les yeux et repartit dans ses souvenirs, jusqu’au

 

            19 octobre 1998 :

            Mathieu était énervé. Encore une fois, ses parents lui mettaient des bâtons dans les roues en l’empêchant de vivre son amour avec Lucie. C’était pourtant simple : il voulait partir aux sports d’hiver avec sa belle et quelques potes au mois de février, dans les Alpes. Ses imbéciles de parents n’avaient qu’à dire oui ! Mais non ! Ils faisaient les difficiles, parlaient de responsabilité et de maturité. Mais qu’est-ce qu’ils croyaient ? Qu’il était encore le petit bébé de son pôpa et sa môman ? Non ! Il avait grandit et il était maintenant presque adulte.

            Il avait pris la laisse de Greg, le chien de la famille, et était parti dans les bois, près de la maison. C’était sa façon à lui d’évacuer : un tour dans les bois pour avoir des idées neuves. De toute façon, depuis qu’il était avec Lucie, cette méthode était devenue plus efficace que d’aller voir son ami Alfred qui n’avait pas de copine et qui ne comprenait pas très bien sa révolte. Mathieu lâcha son chien à l’entrée du bois et commença à préparer dans sa tête le discours qu’il balancerait à ses « cons de parents » dès son retour chez lui. Perdu dans ses pensées, il oublia de surveiller Greg qui partit en courant plus loin dans la forêt. Quand il revint à la réalité, Mathieu constata avec colère que son chien n’était plus là. A la colère succédèrent très rapidement la peur et l’inquiétude. Le chien avait été adopté six mois plus tôt par la famille et c’était la première fois qu’il s’enfuyait dans la forêt.

            Mathieu cria fort et longtemps. Il décrivit aux promeneurs son chien en espérant qu’ils l’aient vu. Mais en vain. Il tourna en rond pendant une heure dans le bois des Graviers, avant de rencontrer une petite fille rousse qui lui dit qu’elle l’avait aperçu cinq minutes plus tôt. Mathieu courut très vite dans la direction d’où la petite fille venait. Il arriva devant un talus qu’il reconnut avec un peu d’effroi. Un vestige d’enfance qui réveilla un vieux souvenir. Derrière ce talus, il y avait une mare. LA mare. Celle de Merlin. Celle de Marie. La petite fille effrayante et rassurante qu’il pensait avoir vue alors qu’il avait huit ans. Il avait soigneusement évité ce secteur de la forêt pendant toutes ces années, par précaution. Et maintenant, il avait l’étrange sensation que son chien ne pouvait être que là. Il avança doucement dans l’espoir de ne pas voir de museau dépasser de l’eau croupie. Il dépassa le petit talus et découvrit avec peu de surprise la tête de son labrador qui allait et venait dans la mare nauséabonde. Il sentit son cœur accélérer, et s’approcha du bord de la mare. Il voulait faire vite : récupérer Greg et repartir. Même s’il gardait un souvenir agréable de  sa rencontre avec Marie, il se rappelait les rumeurs d’Alfred. Il avait beau avoir grandi, il gardait une peur étrange et irrationnelle pour tout ce qui concernait les esprits. Il appela Greg. Le chien l’aperçut et se dirigea vers son maître avec joie. Il s’ébroua en sortant de la mare, et Mathieu constata avec dépit le résultat de cette action sur ses vêtements. Alors qu’il essayait d’attraper le collier de son chien sans toucher la substance étrange et puante qui autrefois avait sûrement été de l’eau de pluie, une pierre lui passa devant le nez pour atterrir dans l’eau de la mare. Il tourna la tête et découvrit un adolescent qui devait avoir son âge. Les cheveux aussi noirs que les siens, il avait des vêtements passés de mode, l’air très énervé, et une autre pierre dans la main.

- Excuse. J’t’avais pas vu.

- Ca va, j’ai rien, mais tu pourrais regarder avant de balancer des pierres.

- Ouais…

- Toi aussi t’as les nerfs ?

- Sympa comme expression ! Ouais, les nerfs à chaud. Je viens de m’engueuler avec mes vieux… Ils commencent à me prendre le chou avec leurs idées à la con.

- Ouais, pareil. Ils n’arrêtent pas de nous prendre pour des gamins et ils ne voient pas qu’on a grandi et qu’il serait temps qu’ils nous laissent un peu de liberté.

- Exact. C’est marrant comme tous les parents ont le besoin compulsif de devenir à un moment précis de notre existence des idiots qui oublient leur enfance. Merde ! Mon grand-père me raconte souvent les fois où mon père faisait le mur pour aller voir des filles ou ses amis. Et moi, quoi ? Je n’ai pas le droit d’aller en boîte avec mes potes !

Ils s’assirent tous les deux sur la vieille souche sur laquelle Marie était assise huit ans plus tôt. Cette rencontre et les légendes qui entouraient la mare avaient disparu de la tête de Mathieu qui était content d’avoir trouvé quelqu’un avec qui partager sa rage contre ses parents.

- Tu m’étonnes. Le mien avait mis au point une méthode très particulière : il avait fait faire un double de la clé de la porte du jardin en cachette et payait sa petite sœur pour qu’elle assure ses arrières.

- Malin ton père ! C’est valable comme solution ! Et les tiens ? Ils t’empêchent de faire quoi ?

- Partir en vacances avec ma copine et des potes ! C’est rien. En plus, ils n’ont pas à payer la location : c’est le chalet des parents d’un pote !

- Ah ouais ! Quand même ! T’as du culot toi ! C’est bien ça !

- Tu trouves que j’en demande trop ?

- Un peu… mais c’est bien ! C’est comme ça que les choses avancent… Tu pourrais essayer de rappeler à ton père que lui aussi a fait des conneries dans sa jeunesse et si justement, ils te font confiance, et bien toi, tu n’en feras pas.

Décidément, ce gars était bien plus en phase avec lui que ne l’était devenu Alfred. Ils passèrent quelques minutes à lancer des cailloux dans la mare, et les bulles se multipliaient à la surface. D’un coup, Greg se leva et partit en courant. Sous le choc, Mathieu lâcha la laisse et le chien s’enfuit à nouveau dans les bois. L’adolescent de la mare rigola et Mathieu, dépité, se mit lui aussi à rire. Ce dernier se leva et prit tout de même le temps de serrer la main de son compagnon de révolte.

- Moi, c’est Mathieu.

- Et moi, Mike.

- T’es américain ?

- Non, c’est le diminutif de Michaël, mais je ne supporte pas ce nom, alors, moi, c’est Mike !

- Mon père, c’est Michaël, et lui le supporte. Normal, quand on est con…

- Tu m’étonnes.

- T’es au lycée dans le coin ? Moi, je suis à Viollet-le-Duc.

- Je connais pas ; moi, je suis à Fénelon.

- Ca me dit rien. Bah ! On se reverra sûrement lorsque mon imbécile de chien se perdra encore dans la forêt…

- Ou alors quand j’aurai les nerfs, comme tu dis, et que je viendrai te jeter des pierres dessus !

- Allez ! Salut Mike. 

- Salut Mathieu.

 

            Mathieu avait retrouvé son chien à l’entrée de la forêt près de la barrière qui menait à l’allée du Mare Galant. Bien sûr, il utilisa les arguments de Mike, qui fonctionnèrent à merveille.

Dans les semaines qui suivirent, il retourna plusieurs fois près de la Mare de Merlin, mais ne retrouva pas Mike. Il était partagé : il y avait bien sûr sa peur irrationnelle, mais il commençait à devenir grand et savait bien qu’il faudra un jour qu’il se débarrasse de ce comportement de gamin. Les fantômes n’existent pas, il le savait bien. Les deux personnes croisées là-bas étaient si réelles, et aucune n’avait cherché à le noyer au fond de l’eau verte. Mais il n’avait jamais revu ces personnes. Il finit par se dire le hasard existait.

Ş

            Ces souvenirs faisaient du bien à Mathieu. Ils lui permettaient de ne pas se sentir seul, sur cette souche, dans ce bois, en ce jour de juin 2058. Marie, Mike. Il y avait encore certaines choses un peu obscures à son esprit, mais il ne s’en souciait pas. S’il comprenait, tant mieux, sinon, tant pis. La première fois qu’il comprit vraiment le pouvoir de la mare, ce fut le

 

5 mai 2004 :

            Mathieu avait besoin de se retrouver un peu. Il profita d’un passage chez ses parents pour se promener dans le bois des Graviers. Il avait vu de nombreuses forêts, mais celle-ci était spéciale pour lui. Il l’avait tellement fréquentée au cours de son enfance, il y avait exploré tous les buissons, il y avait fumé sa première cigarette, il y avait embrassé sa première copine, il y avait fait tellement de soirées au bord du lac, autour d’un feu et de bonnes bières. C’était son bois. C’était chez lui.

            Et dans son bois, derrière un talus, il y avait sa mare. Il avait le sentiment d’être lié à cet endroit. Il y avait fait deux étranges rencontres et sentait que les rumeurs que lui avait racontées Alfred étaient des légendes urbano-forestières sans fondements. Le motif réel de la promenade de ce jour de mai était en fait de rejoindre cet endroit. Il y parvint sans trop de mal et le découvrit inchangé. Comme si le temps s’arrêtait aux limites du talus qui encerclait cette mare. Mathieu retrouva sa souche, s’assit dessus, et mit son visage dans les mains. Il fallait qu’il fasse le point. Il fallait qu’il mette au clair ses sentiments, il fallait qu’il prenne une décision.

- Ca va monsieur ? Une jeune femme, enceinte, d’une vingtaine d’années passait devant le talus et sembla s’inquiéter de l’attitude du jeune homme.

- Oh, oui, ne vous inquiétez pas. J’essayais de mettre un peu d’ordre dans mes idées.

- Voulez-vous en parler ? Je dois dire que mes problèmes actuels me pèsent tellement que ça me ferait un peu de bien de penser à ceux des autres.

Mathieu était surpris par la démarche de la jeune femme, mais il avait confiance en elle. Son visage lui était familier, mais il ne pouvait pas dire en quoi… Elle ressemblait un peu à Julie, sa petite amie, mais en blonde. Il avait toujours eu raison de faire confiance aux personnes croisées autour de cette mare, alors,  il accepta.

- Alors, dites-moi ce qui ne va pas.

- Et bien voilà : j’ai vingt-deux ans, j’habite à Paris où je finis une Licence de Droit. J’ai rencontré Julie l’année dernière. Elle est dans une école d’éducateur spécialisé, et va finir sa troisième année. Elle a obtenu un poste à Valence à partir de septembre prochain. Mais moi, je ne sais pas quoi faire. Si je la suis, c’est un gros pas en avant dans notre relation, et c’est un gros changement dans ma vie : je m’éloigne de ma famille, de mes amis… Et puis il me faudra trouver du travail là-bas.

- Que voulez-vous faire ?

- Le droit ne m’intéresse plus tellement, je pense me réorienter dans le journalisme. Mais ce n’est pas le plus grave. Ce qui me fait hésiter c’est le fait d’aller vivre avec Julie.

- En effet, ce n’est pas très simple. Que vous dit votre cœur ?

- Ben justement. Il n’est pas très clair en ce moment. Un jour c’est oui, le lendemain, c’est non.

- L’aimez-vous ?

- Bien sûr. Ca, ça ne fait aucun doute.

- Vous vous voyez avec une autre fille ?

- Ben… je ne sais pas trop. Oui… mais non ! Julie a tout ce qu’il me faut : on a le même sens de l’humour, les mêmes goûts cinématographiques, elle fait de la photo, tout comme moi, elle est belle, … Non, elle a tout pour me plaire.

- Si vous ne partez pas avec elle, elle rompt ?

- Non. Mais je me connais. Les relations longues distances, je n’aime pas ça. Et puis j’ai vingt-deux ans, il faut que je prenne en main ma vie. Ca m’excite de partir à l’aventure comme ça, mais qu’est-ce que ça m’effraie !

- Alors ? Qu’attendez-vous ? Vivre, ce n’est pas rester dans la monotonie ! Il faut essayer, risquer… sinon, on vit sans danger, et on vit à moitié. Vous connaissez la citation du Cid ? « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ».

- Vous avez raison. Je crois que je vais me lancer. C’est très grisant, mais ça me fait tellement peur !

- Et moi ? Qu’est-ce que vous croyez ? Avoir un bébé à vingt-deux ans, vous croyez que ça ne fait pas peur ? J’étais partie pour être notaire, et je dois arrêter mes études à cause de ma grossesse. Je ne pourrai probablement jamais les reprendre.

- Vos parents ne vous soutiennent pas ?

- Mon père m’a dit : « t’es assez grande pour te faire engrosser, ben tu seras assez grande pour vivre par toi-même ! » Et il m’a mise à la porte. Ma famille est très conservatrice et toutes les portes se sont fermées en même temps. Heureusement, la famille du père est plus compréhensive et ils nous aident… Mais leurs moyens sont modestes…

Dès lors qu’elle avait pris la grosse voix de son père, Mathieu avait compris. Enfin, compris, non ; mais il pensait avoir identifié la jeune femme à qui il parlait. Brigitte !  Ca ne pouvait être qu’elle. Il fallait vérifier.

- C’est terrible que vos parents réagissent comme ça ! Vous avez vraiment du courage ! Mais au fait, je ne sais pas comment vous vous appelez… Moi, c’est Mathieu.

- Ah… euh… oui, c’est vrai. Moi, c’est Brigitte.

            Brigitte ! Il n’en revenait pas. Il l’avait vue la semaine précédente, mais avec vingt-deux ans de plus. Oui, c’était bien Brigitte ! Mais pourquoi et comment, ça, il ne le comprenait pas. Il continua :

- Mais je suis sûr que vous aurez beaucoup de bonheur avec votre fille.

- Une fille ? Qui vous dit que ce sera une fille ?

- Une intuition. Mathieu décida de ne pas essayer d’en dire plus, car il se souvenait des œuvres littéraires et cinématographiques qui préconisaient de ne pas intervenir dans le passé, même si dans sa situation, il semblerait que ce soit plutôt le passé qui vienne intervenir dans le présent.

- Alors ?

- Alors ?

- Vous vous lancez Mathieu ?

- Oui, je pense me lancer. Julie est une fille trop bien pour la laisser filer !

- D’ailleurs, en parlant de filer. Je dois y aller… Une envie pressante.

- Merci pour votre aide Brigitte et pour votre écoute. Je suis convaincu que vous ferez une très bonne mère et que vous trouverez un métier qui vous conviendra.

- Je l’espère. Au revoir Mathieu et merci à vous aussi !

            La mère de Julie se releva et disparut derrière le talus. Mathieu n’en revenait pas : il venait de voir la mère de sa copine, avant que cette dernière ne soit née. Avant même que lui-même ne soit né… C’était incompréhensible. Il réfléchit et repensa alors à Marie et à Mike. Marie… Il y avait bien sa grand-mère, qui portait le même nom et qui était née à Londres… Mais là, ça frôlait la folie ! Quant à Mike… A part son père, il ne connaissait personne dont le prénom se rapprochait autant de celui de l’adolescent. Il rentra en courant jusqu’à la maison de ses parents : il avait de nombreuses choses à vérifier.

            Mathieu avait vu juste. Son père avait fréquenté le lycée Fénelon de Lille, sa grand-mère était revenue de Londres à ses huit ans. En fouillant dans le grenier, il retrouva les photos des deux personnes rencontrées dans la forêt. Il constata qu’il ne rencontrait auprès de la mare de Merlin que des personnes proches de lui, mais tels qu’ils étaient lorsqu’ils avaient son âge. Mathieu ne comprenait pas vraiment par quel moyen cela lui arrivait, mais il aimait cela, car il ressortait plus confiant de ces rencontres. Il n’avait pas peur. Mais il restait de nombreuses questions : Pourquoi ces jours précis ? Pourquoi ces personnes-là ? Etait-il sous le coup d’hallucinations ? Il n’avait pas les réponses. Après cette troisième rencontre, il resta sur la décision qu’il avait prise avec Brigitte et emménagea dans la Drôme avec Julie.

Ş

Le vieux Mathieu se remémora ensuite le 6 janvier 2015, le jour où il avait rencontré sa propre mère, âgée de 33 ans qui découvrait les joies et les tracas de la maternité. Lui-même était père depuis six ans et, ce jour-là, il se trouvait au bord de la mare avec son fils Victor. Pendant que son fils s’amusait à jeter dans la mare tout ce qui lui passait dans les mains, Mathieu rassura sa mère qui paniquait un peu devant sa nouvelle responsabilité de mère. Il était surpris de la découvrir ainsi, alors qu’elle avait toujours été d’une nature calme au cours de son enfance. Sa mère repartit de la mare en le remerciant. Il se demanda s’il avait quelque chose à voir dans le changement de comportement de sa mère, mais commença à se perdre dans des considérations temporelles assez compliquées. Il ne se doutait pas que ce jour-là, il voyait sa mère pour la dernière fois.

Ş

Mathieu se rappela l’accident de voiture de ses parents, ses nombreuses visites auprès de la mare, dans le but de les revoir, de la solitude qu’il avait éprouvée au bord de cette étendue d’eau verte où personne ne venait le voir. Il se mit à ne plus croire au pouvoir de la mare, se disant qu’il était devenu trop grand, que le charme devait être rompu. Il vécut dans le sud de la France où son frère et sa sœur s’installèrent par la suite ; lui près de Grenoble et elle à proximité de Sophia Antipolis. Ainsi, Mathieu resta loin de la mare de Merlin pendant longtemps. Il lui fallut trente ans avant d’y revenir, le lendemain de l’enterrement d’Alfred, son vieil ami d’enfance. Ce jour-là fut très important pour lui, c’était le

 

18 août 2045

Mathieu avait beaucoup souffert ces derniers temps : ses genoux devenaient un peu plus douloureux, il était obligé d’utiliser un sonotone pour son oreille droite, et il venait de subir une orchydectomie pour cause de cancer. Il se sentait vieux. Il se sentait dégénérant. C’est avec beaucoup de difficulté qu’il se traîna jusqu’à la mare de Merlin, cette mare qu’il avait toujours beaucoup affectionné au cours de sa vie. La vieille souche avait été remplacée par une souche plus grande et plus confortable ; mais l’eau croupie était toujours aussi verdâtre et nauséabonde.

Mathieu s’assit et profita. Il se rappela sa jeunesse et la vigueur des années passées. Il se remémora sa première rencontre avec Marie, mais fut ramené à la réalité par une quinte de toux.

- Dites donc ! Quelle toux ! Une voix inégale et peu audible lui parvint.

- Ah oui ? A qui le dites-vous ?! Ce sont ces satanées bronches qui font des leurs. De toute façon, je ne tourne plus très rond ces derniers temps, mais bon, je me fais vieux !

Il regarda vers la gauche et aperçut avec surprise son grand-père paternel qui avançait vers lui, avec cette démarche qui n’appartenait qu’à lui et des vêtements qui appartenaient à un autre siècle. Son prénom lui échappa :

- Roger !

- On se connait ?

- Je ne crois pas… J’ai du voir votre photo dans le journal pour un concours de belote. Je suis un fan de ce jeu !

- Ah ! Alors nous sommes faits pour nous entendre. Son accent du sud roulait les R, et entendre cela fit un bien fou à Mathieu.

- Je suis Mathieu.

- Ah ! Bien je viens d’avoir un petit fils qui s’appelle comme vous !

- Félicitations ! Vous devez être heureux.

- Et comment ! Je suis encore là pour voir les enfants de mes enfants ! Et vous, vous avez des petits enfants ?

- Oh oui, j’en ai déjà quatre !

- Bravo.

- Mais bon, je ne sais pas s’ils pourront profiter de moi pendant encore longtemps. Je sens que mon corps lâche peu à peu…

- Comment ça ?

- Oh ! J’ai une tendinite récalcitrante au niveau du genou qui devient de plus en plus gênante, je ne peux plus entendre sans machine et comble de tout, je n’ai plus de testicules.

- Vous avez quel âge ?

- Soixante-trois ans.

- Et bien vous en paraissez vingt de plus à être bougon comme ça ! Vous vous laissez aller là ! Regardez-moi ! Mes hanches sont deux bouts de plastique et je n’ai plus de prostate ; ça fait de moi un demi-homme ? Non ! Bien sûr que non ! Vous avez besoin de machines pour entendre ? Alors vous entendez peut-être mieux que certains jeunes ! Vous n’avez plus couilles ? Ce n’est pas pour ça que vous n’êtes plus un homme ! Vous êtes en vie, non ?

- Oui.

- Alors vivez ! Profitez de vos petits enfants, sortez-les, apprenez leurs la vie !

- Mais ils sont si remuants !

- Encore heureux ! C’est qu’ils sont vivants ! Allez ! Partez d’ici ! Partez et vivez pleinement. La fin n’est pas très loin, alors profitez pendant que vous êtes là !

- Mais… mes genoux…mes bronches… mon dos…

- Ménager la monture ne veut pas dire qu’il faut la cloitrer dans un box. Faites de l’exercice, entraînez-vous, et vivez ! Allez, debout ! Partez vivre par pitié !

Roger accompagna le geste à la parole et il le força à se lever et à repartir dans les bois.

Ş

25 juin 2058

Mathieu rigola seul sur sa souche en repensant à son grand-père qui lui avait botté les fesses quelques années plus tôt. Ah ça oui ! Il en avait profité ; jusqu’à la lie. Et le mois dernier, le diagnostic était tombé : cancer des poumons, stade avancé. Aucun retour possible, aucun demi-tour : la ligne droite finale en quelques mois.

Il avait demandé à l’ambulancier de venir le porter au milieu de la forêt, près de cette mare puante, et celui-ci l’avait fait ; parce que depuis son entrée en maison de retraite médicalisée, quand M. Delfour demandait quelque chose, il valait mieux le lui donner, sinon, il allait le chercher lui-même. Mathieu avait remercié l’ambulancier avait de pénétrer dans les bois de Graviers. C’est une chose qu’il devait faire seul s’il voulait que ça fonctionne. Il savait que ça fonctionnerait.

- Oh ! Je vois que la place est prise.

- Ce n’est rien, venez, on peut discuter un peu.

Un homme venait d’apparaître de derrière le talus. Mathieu n’aurait pas su dire son âge, mais ces vêtements étaient coupés de façon très étrange. Il paraissait à la fois aussi vieux que lui, mais semblait finir de faire un jogging. L’homme s’approcha et s’assit. Il sortit de sa poche un petit flacon et en but une gorgée. Il en proposa à Mathieu qui accepta avec plaisir. C’était une espèce de concentré d’eau : une seule gorgée le désaltéra autant qu’un litre de thé.

- Je m’appelle Mathieu.

- Moi, c’est Cassius.

- Comme le descendant de César.

- Exactement… Au moment de ma naissance, c’était un prénom très en vogue…

- Vous venez de courir Cassius ?

- Oui, je m’entraîne pour le cross de l’ouest : une course pour séniors dans la région de Biarritz.

- Un cross ? Vous vous maintenez en forme ! Ne serait-il pas impoli de vous demander votre âge ?

- Bien sûr que non : soixante-seize ans. Mathieu fut abasourdi par l’annonce de l’âge. Etant donnée la condition physique de cet homme, il y avait peu de doutes sur le fait qu’il s’agissait là d’un de ses descendants lointains. Un sentiment de fierté envahit sa poitrine.

- Vous m’avez l’air très en forme pour votre âge.

- Oui, la science a fait d’énormes progrès ces derniers temps. J’imagine la vie de mes pauvres aïeuls qui ne pouvaient vivre que jusqu’à cent ans. Ils devenaient des vieux croutons trop rapidement et n’avaient pas le temps de vivre. Maintenant, on atteint les cent vingt ans !

- Ah oui ? Avez-vous des enfants ?

- Des enfants et des petits-enfants ! En revanche, ils sont si difficiles ! Ils essayent de tout changer ! La politique, l’économie, les technologies ! Tout va à une vitesse ! C’était bien mieux avant ! Je suis totalement dépassé avec leur nouveau moyen de transport révolutionnaire, le turbo-glisseur. Au moins, du temps des vieux croutons, tout ça allait moins vite ! Quand on voit des reportages, ils ont presque l’air d’être des extra-terrestres.

- C’est ce que vous croyez, mais vous vous trompez Cassius. Nos parents, nos enfants ne sont pas si différents de nous. A des époques différentes, dans des environnements différents. Mais leurs épreuves sont celles que nous pouvons traverser,  et les observer peut nous faire apprendre, nous faire frémir. A huit ans, votre grand-mère peut ressembler aux amies que vous aviez à cet âge, à trente-trois ans, votre mère peut être encore plus paumée dans son rôle de parent que vous ne l’étiez et votre vieux crouton d’arrière-arrière-arrière grand-père s’adaptait peut-être très bien des nouvelles technologies. Si vous alignez la ligne du temps, vous constatez qu’ils ne sont ni supérieurs, ni inférieurs, ils sont, tout simplement.

- Si vous le dites…

            Une pluie drue se mit à tomber au bord de la mare. Cassius s’excusa et partit en trottinant entre les gouttes.

 

            Mathieu se leva difficilement, mais il avait un sourire sur son visage. Il avait vu un de ses descendants. Il se sentait bien, il se sentait jeune et bien moins con que ce vieux chnoque dépassé par la vie !

Il dépassa le talus, puis se retourna pour regarder une dernière fois la mare de Merlin. Sa mare. Il s’inclina comme il put, pour la remercier, et se mit en route vers la sortie des bois, vers la sortie de sa vie. Il savait qu’il n’allait pas complètement disparaître. Il continuerait à vivre à travers ses enfants et ses petits-enfants qui feraient les mêmes erreurs et les mêmes découvertes que lui ; encore et encore…

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            « - Cassuis ? Ca va ?

- Hein ? Mare ! Chnoque ! Cassius ouvrit les yeux et découvrit sa femme, penchée sur lui, l’air inquiet. Euh… Pénélope ?

- Dis donc Cassius, ça va bien ? Tu soufflais très fort et tu parlais du turbo-glisseur. Si cette machine du diable te perturbe autant, il va falloir qu’on donne ceux des petits.

- J’ai fait un rêve très étrange.

- Oui ?

- … Je ne me souviens plus très bien : il y avait un homme au bord d’un lac… un lac ? n’était-ce pas plutôt la mer ? ou une mare ? Enfin, il y avait un vieux monsieur, qui devait avoir au moins cent dix ans, le pauvre vieux n’en avait plus pour très longtemps. Et…

- Et ?

- Et il m’a traité de vieux chnoque !

- De vieux quoi ?

- De vieux chnoque !

- Ca veut dire quoi ?

- Je ne sais pas.

- T’as encore mangé de la réglisse avant de dormir toi !

- Comment le sais-tu ?

- Tu fais toujours des rêves étranges quand tu manges de la réglisse le soir. Tu me feras le plaisir d’arrêter ! Au moins je dormirai tranquillement ! Allez, rendors-toi !

- Oui Pénélope. Bonne nuit Pénélope.

 

FIN

NB : Cette nouvelle est particulièrement dédiée à Pierre, Nicole, Doreen, Robert, Simone, Raymond, Sylvie, Philippe et tout ceux que je ne connais pas encore…

 

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===>  Livre d'or  <====